Foto: M Céu Costa
MARIA ESTELA GUEDES
Portugal. Dir. Triplov. Association Portugaise des Critiques Littéraires; Association Portugaise d’Écrivains
Conferência apresentada ao XIII EIDE / Encuentro Internacional De Escritoras – En honor a Fátima Mernissi. Tetuán, del 25 al 28 de octubre, 2018 .
SOMMAIRE
La première cause féministe internationale eut lieu au Portugal. En 1973, l’ État portugais, encore une dictature fasciste, faisait saisir les exemplaires d’un livre, Nouvelles lettres portugaises, et il accusait les trois femmes qui le signaient, Maria Isabel Barreno, Maria Velho da Costa et Maria Teresa Horta, d’outrage aux bonnes moeurs et d’abus de la liberté de la presse. Majeure raison de scandale, elles étaient inculpées de pornographie. Dorénavant, cette affaire serait internationalement connue comme celle des Trois Marias. Les plus importants journaux du monde ont été à Lisbonne pour couvrir les démarches de la première séance au tribunal, et à Paris deux femmes célèbres prirent les Trois Marias sous leur protection: Simone de Beauvoir et Marguerite Duras. Cependant, ce n’était pas seulement la sexualité le sujet dangereux du livre: les Nouvelles lettres portugaises attaquaient la dictature en tous les fronts, le plus sensible étant la guerre coloniale et mettaient à nu le manque de droits des femmes. C’est ce qu’on va voir avec un minimum de détail, mais il faut déclarer déjà que Les Nouvelles lettres portugaises sont une oeuvre littéraire des plus importantes de la modernité portugaise. Elle se compte aussi parmi les œuvres littéraires portugaises les plus traduites au monde. D’ailleurs, l’édition à Lisbonne ayant été compromise par la Police, saisis les livres chez les libraires, ce n’est pas une erreur de dire que sa vraie première édition a été la traduction en Français quelques mois après.
RESUMO
A primeira causa feminista internacional teve lugar em Portugal. Em 1973, o Estado português, ainda uma ditadura fascista, mandava apreender os exemplares de um livro, Novas cartas portuguesas, e acusava as três mulheres que o assinavam, Maria Isabel Barreno, Maria Velho da Costa e Maria Teresa Horta, de ultraje aos bons costumes e de abuso da liberdade de imprensa. Razão maior de escândalo, eram acusadas de pornografia. Daqui em diante, este caso passaria a ser conhecido internacionalmente como das Três Marias. Os mais importantes jornais do mundo estiveram em Lisboa para cobrir as diligências da primeira sessão no tribunal, e em Paris duas mulheres famosas tomaram as Três Marias sob a sua proteção: Simone de Beauvoir e Marguerite Duras. Entretanto, não era apenas a sexualidade o assunto perigoso do livro: as Novas cartas portuguesas atacavam a ditadura em todas as frentes, a mais sensível das quais era a guerra colonial, e punham a nu a falta de direitos das mulheres. É o que vamos ver com algum pormenor, mas desde já é necessário declarar que as Novas cartas portuguesas são uma obra literária das mais importantes da modernidade portuguesa, contando-se entre as mais traduzidas em todo o mundo. Uma vez que a sua edição em Lisboa foi comprometida pela Polícia, com apreensão dos exemplares nas livrarias, não será erro declarar que a sua primeira edição verdadeira foi a tradução em França, alguns meses mais tarde.
LES TROIS MARIAS
Au début des années 70, les Trois Marias étaient dans la trentaine. Seule la plus jeune, Maria Isabel Barreno, née en 1939, est morte, et très récemment, l’année dernière. Son oeuvre est plutôt fictionnelle. Maria Teresa Horta, née en 1937, est connue comme poète et journaliste. Elle a été la directrice de la revue Mulheres/Femmes. Maria Velho da Costa, née en 1938, écrit des romans. Toutes sont nées à Lisbonne, toutes ont fait leurs études supérieures à la Faculté de Lettres de l’Université de Lisbonne, toutes ont reçu d’importants prix. En 1973, quand éclate le scandale des Trois Marias, Maria Velho da Costa était le Président de l’Association Portugaise d’Écrivains, institution qui a combattu la dictature et en conséquence en a souffert des représailles : l’ordre de fermeture et l’interrogatoire des membres du jury qui avaient attribué le Prix de l’APE à un écrivain d’Angola, Luandino Vieira, défenseur d l’indépendance.
Une dizaine d’années plus tard, c’est Maria Isabel Barreno qui prend la vice-présidence de l’Association Portugaise d’Écrivains/APE. Je les ai toutes connues, en personne ou en écriture. La seule que je ne connais pas en personne, Maria Velho da Costa, est par contre celle que je connais mieux en écriture, car j’ai publié plusieurs articles sur ses romans, surtout Casas pardas, considéré un des romans les plus importants de l’époque. Cependant, d’une manière plus proche, j’ai connu Maria Isabel Barreno, car moi aussi je faisais partie de la direction de l’APE, quand elle y était. Et nous avons collaboré aussi dans la revue féminine Marie Claire. Maria Isabel Barreno était une femme discrète et même secrète, sachant écouter plutôt que parler.
En 1973, pour en revenir aux Nouvelles lettres portugaises, les Trois Marias se trouvaient bien au début de leur carrière. Elles venaient de publier des livres assez modernes, comme elles, et très agressifs contre le politiquement correct de l’époque. Le moins qu’on puisse dire, étant donné leur jeunesse, la police politique et la censure, c’est qu’elles démontrent, dans les Nouvelles lettres portugaises, une culture et une conscience politiques supérieures au normal.
La société était répressive. Le régime fasciste déportait ceux qui osaient se lever contre le gouvernement, torturait dans les prisons et parfois tuait, comme il a tué Humberto Delgado, général candidat à des élections présidentielles aux années soixante. Une élite de professeurs, journalistes, artistes, écrivains et d’autres intellectuels qui s’opposait au régime et se battait pour la révolution a dû s’exiler en France, au Brésil, aux États-Unis et ailleurs, là où il y avait parfois des centres de résistance et d’opposition, comme à São Paulo. En tout cas, malgré l’accueil et la protection des émigrés, l’éxilé survit grâce à la charité, situation difficile à surmonter.
Le régime et sa culture, diffusés dans les écoles et dans les moyens de communication, conditionnaient les femmes, leur refusant des droits fondamentaux de réalisation personnelle et sociale. Or les Trois Marias militaient pour la cause féminine et participaient des mouvements de libération de la femme, ce qui a été fondamental pour leur donner la maîtrise de la question féminine et politique en général déployée dans le livre. Donc, il s’agit vraiment d’un défi et d’un combat, au même titre que les actions offensives déployées par les groupes de l’opposition ou par une sorte de héros solitaires, comme le capitaine Henrique Galvão, qui a pris d’assaut le paquebot Santa Maria: ce fut un cri d’alarme qui a couru monde à travers les moyens de communication. Seul le Portugal en guerre aux colonies, tous les pays démocratiques étaient attentifs, et il y en avait qui soutenaient les indépendances.
Ana Luísa Amaral, l’organisatrice de l’édition que je suis en train de suivre, nous enrichit de détails sur les plus récentes éditions des Trois Marias, juste avant le scandale. Ces livres récents étaient tous assez polémiques et combatifs. Dans le roman Maina Mendes, de Maria Velho da Costa, Maina, la protagoniste, perd la parole, donc elle reinvente un autre langage. Maria Isabel Barreno, auteur de Les autres légitimes supérieurs, dénonce le silence symbolique des femmes en donnant à tous ses personnages féminins le nom de Maria. Et dans les poèmes de Minha senhora de mim / Ma maîtresse de moi-même, à sujet lyrique féminin, Maria Teresa Horta revendique le droit de parler du corps et de la sexualité féminine: elle se déclare sa « seigneur », comme diraient les troubadours.
Étant donné que le livre de Maria Teresa Horta, Minha senhora de mim, avait eu des critiques moralement peu agréables, les amies décidèrent d’écrire une oeuvre signée par les trois, mais sans identification de ce qui appartenait à chacune d’elles. Décision dont le risque était bien connu, car elle découlait d’un raisonnement défiant: si une seule femme avait causé tant de bruit, alors trois femmes déclencheraient le tonnerre!
Les poèmes de Maria Teresa Horta ont fait du bruit, ils étaient trop audacieux pour la moralité religieuse de l’époque. Or, de mon point de vue, ce qu’il y a d’inacceptable pour la morale de l’époque chez les Nouvelles lettres portugaises, c’est que la femme parle, quand, au point de vue pratique et symbolique, elle est tellement déqualifiée qu’elle n’a pas de droit à la parole; plus explosif encore, elle montre son corps nu, frémissant de désir sexuel. Les désirs se font actes. Aujourd’hui ils sont communs dans la littérature comme au cinéma, ce qui reste peu commun c’est que le livre soit encore très avancé en ce qui concerne toutes sortes de points de vue non punitifs sur les genres.
Ces trois femmes, à peu près du même âge, se connaissaient fort bien pour travailler ensemble dans une pareille entreprise et pour ne jamais avoir révélé, ni dans les interrogatoires de Police ni à la presse, qui avait écrit ce texte et celui-là. La Police voulait savoir laquelle des trois avait écrit les textes considérés plus blessants de la moralité bourgeoise pour n’en punir que celle-là, évidemment. Elles n’ont jamais ouvert la bouche.
Et pourquoi tant de bruit? Nous le savons déjà : le Portugal, sorti d’un régime fasciste, avec António de Oliveira Salazar à la tête du gouvernement durant de longues 40 années, à peine osât ouvrir la porte à un «printemps marceliste», du nom de Marcelo Caetano, successeur de Salazar, pour la fermer tout de suite aux promesses de démocratisation. Deux forces régnaient, le gouvernement et l’église, pour maintenir les femmes sous la domination de l’homme et en même temps le pays exsangue des idées, de la liberté d’expression et de la liberté de presse. D’ailleurs, le pays perdait aussi une partie irremplaçable de la population, ses jeunes hommes, fils et compagnons de tant de Maries, à cause d’une guerre insensée, perdue avant d’ initiée. Le Maroc, voyons: le Maroc a conquis son indépendance en 1956; l’Inde, en 1947. Il ne faut pas ajouter d’autres pays pour arriver à la conclusion que le Portugal a tardé plus que toutes les autres puissances européennes à reconnaître le droit à l’indépendance de ses anciennes colonies, donc à éviter la guerre.
Durant 16 ans, de 1961 à 1974, cette guerre, que je dirais fratricide, a fait sangler les femmes, d’un côté et de l’autre. Nombre de conséquences en découlaient, soit que le jeune homme mourrait ou retournait estropié, soit qu’il gagne des enfants parmi les Africaines et les amène au Portugal, soit que les épouses le trahissent. En somme, le mode comme la guerre a atteint les femmes c’est un des principaux thèmes des Nouvelles lettres portugaises.
La saignée d’hommes, dont les femmes subissaient l’absence et la privation, découle aussi du départ des hommes à l’étranger, soit parce que l’émigration était la seule manière de fuir la misère, soit parce que bon nombre de jeunes gens, surtout étudiants universitaires, désertaient, ne voulant pas faire une guerre injuste et perdue d’avance. Un site à l’Internet nous fournit des renseignements assez précis sur le sujet dans un article récent, L’immigration portugaise en France dans les années 1960 – un pays saigné par les besoins de l’industrie française. Il faut noter qu’il s’agit seulement d’entrées en France. Il est vrai que la France était le destin choisi par la plupart des Portugais, mais il y avait aussi, aux premières places européennes, l’Allemagne et la Suisse. Je vais transcrire les deux premiers paragraphes, ils nous présentent des chiffres troublants:
«La grande vague d’émigration portugaise a eu lieu dans les années 60-70. Cette hémorragie de la population est un épisode majeur de l’Histoire du Portugal. Mis à part le grand mouvement du XVIIIe siècle lié à la découverte de l’or au Brésil, jamais le Portugal n’avait connu un exode de cette ampleur. Les chiffres sont là pour le prouver. En une décennie, de 1960 à 1970, le nombre de Portugais en France est passé de 50 000 à plus de 700 000. Entre 1969 et 1970, près de 240 000 Portugais sont arrivés sur le territoire français, en très grande majorité de façon clandestine, com um passaporte de coelho, avec un “passeport de lapin”».
«Trois années furent marquées par des contingents dépassant les 100 000 personnes : 110 608 en 1969, 128 865 en 1970 et 110 823 en 1971. C’est ainsi qu’à partir du début des années 1970, les Portugais sont devenus la première et la plus importante communauté d’imigrés en France. Une véritable hémorragie pour le petit pays qu’est le Portugal, qui a perdu ainsi près de 10% de sa population. Un drame humain, dans un contexte de dictature vieillissante, de guerre coloniale interminable et coûteuse en vies, de misère sociale dans les campagnes et de politique d’émigration et de logique économique opposées.»
Rien de ce que je viens de dire ne pouvait être énoncé en 1972, il y avait forte répression de la part de la police politique, de la censure et de la moralité catholique. Mais au point de vue de la libération de la femme et du comportement sexuel, le principal agent de répression était l’Église, avec une morale obsessive qui condamnait tout ce qui concernait le corps. On attendait que la femme, en ce temps-là, fût comme les anges. La propagande du régime en donnait l’image de la fée du foyer: elle faisait le ménage, elle brodait, elle cuisinait, elle élevait les enfants, en somme: elle était domestiquée. Pour les documents bureaucratiques, s’il fallait mentionner un métier, elle devait écrire “domestique”. Les trois auteurs définissent comme esclavage et colonisation la situation de la femme portugaise avant la démocratie.
LA PREMIÈRE CAUSE FÉMINISTE INTERNATIONALE
Au tribunal, se sont présentés des journalistes de Le Monde, Libération, Nouvel Observateur, New York Times, L’Express, Times et de quelques chaînes de télévision de l’Amérique du Nord. D’après les renseignements de Ana Maria Amaral, des manifestations féministes se sont produites devant des ambassades portugaises en divers pays et des personnalités à réputation internationale ont pris la défense des Trois Marias dans la presse, à savoir: Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Cristiane Rochefort, Doris Lessing, Iris Murdoch et Stephen Spender. En somme, une telle répercussion a fait que le cas des Trois Marias fut voté, en juin 1973, dans une conférence de la National Organization for Women (NOW), à Boston, la première cause féministe internationale.
Le plus important élément d’agression du livre était, et il est encore, le libre discours sur le sexe transmis dans le langage des femmes ; le langage est une affaire de désir, évidemment. Car la morale dit que seuls les hommes peuvent essayer le désir sexuel et seuls les hommes ont le monopole du discours sur le sexe et seuls les hommes ont droit aux grands mots. C’est un signe de pouvoir et de supériorité, donc les Trois Marias ont pris dans leurs mains le droit égal de parler de la sexualité des femmes et d’employer aussi les grands mots.
Un mot qui n’est pas grand, d’ailleurs, a dû blesser les gouvernants, tous des hommes, plus que d’autres mots, et même aujourd’hui, j’ai pu le vérifier moi-même par hasard, pendant que je préparais ce travail, demeure imprononçable par les femmes: « orgasme ». Nous sommes au XXIe siècle, en ce moment, dans un pays civilisé, mais n’oublions pas que quelques centimètres au Sud de nous, sur la carte d’Afrique, il y survit encore la tradition d’exciser le clitoris des femmes, ce qui revient à dire qu’on ôte à la femme le droit à l’orgasme, c’est-à-dire, à son propre corps.
Orgasme, masturbation, actes sexuels divers, avortement, pensées à propos des hommes en regard des actes intimes, tout cela est écrit et décrit sur Les Nouvelles lettres portugaises, tout cela donna lieu à l’État pour accuser de pornographie les Trois Marias.
Mais les Trois Marias sont beaucoup plus que trois, plus que trente mille et plus que trois billions. Voyons de plus près cette multitude qui oriente l’esthétique d’un livre vers l’éthique de la vie.
LES AUTRES MARIAS
On doit ajouter une autre femme, dont le nom n’est pas Maria, à cette déclaration de guerre à la dictature – Natália Correia, grande poètesse et grande figure de la culture. En ce temps-là elle était la directrice littéraire d’Estúdios Cor, maison chez laquelle furent éditées les éditées les Nouvelles lettres portugaises. Elle aurait, quelque trente ans après, sa place au Parlement, comme députée. On a déjà parlé d’autres femmes, également représentantes du féminisme et de la démocratie, qui ont joué leur rôle dans l’affaire des Trois Marias: parmi elles, Simone de Beauvoir et Marguerite Duras, à Paris, ont rendu facile et rapide la traduction en Français.
Cependant, la plus importante Marie dans cette affaire est une nonne, emprisonnée au couvent de Beja au XVIIe siècle, Mariana Alcoforado. À Paris, en 1669, parut un livre, Lettres Portugaises traduites en français, dont les lettres lui étaient attribuées. On ne sait pas encore qui est l’auteur de ce petit roman épistolaire, dans lequel Mariana Alcoforado écrit cinq lettres à un officier français dont elle était amoureuse, et qui l’avait abandonnée au couvent, pour repartir en France, finie au Portugal sa mission militaire.
Les Trois Marias partent de ce roman, qui présente l’exemple de la femme écartée de la vie sociale par ses parents, faute de dot pour la marier, pour retracer la situation des femmes au Portugal en ces années 60-70, juste avant la révolution qui mit fin à la dictature. L’établissement de la démocratie eût comme principal vecteur la fin de la guerre coloniale et la reconnaissance des indépendances des colonies. Tout comme le régime colonialiste, le corps des femmes était assujetti, meurtri et exploité. Exactement comme les provinces d’outremer, le corps des femmes était colonisé.
Mais je vais très vite, il faut montrer que ces très importantes lignes de force n’appartiennent pas à un essai politique, elles constituent le squelette d’une oeuvre littéraire.
Les Trois Marias ont réussi un miracle de cohésion et de beauté de langage avec les Nouvelles lettres portugaises. On ne comprend pas très bien que le livre ait été accusé de pornographie, car tout ce qu’il y a dedans est décrit avec un ton élevé à caractère poétique. La transgression est formidable, d’accord, mais même les « grands mots » sont investis de valeur esthétique.
Tout en partant des Lettres portugaises, qu’elles acceptent avoir été écrites par Mariana Alcoforado (il y en a ceux qui considèrent frauduleux ce recueil épistolaire), elles le dépassent et vont très loin, jusqu’à établir l’existence d’une écriture au féminin. C’est précisément ce qui écrit Adelaide Lucia Gregorio Fins, dans un article de 2017, donc assez récent pour que je le considère un exemple de l’actualité de l’oeuvre des Trois Mariass. Je vais la citer:
«Faisant place à une dimension critique, cette écriture questionne la condition féminine et refuse toute essence de la féminité pour devenir une écriture féminine différenciée. Elle se présente comme une déconstruction qui utilise les instruments critiques de la psychanalyse, du structuralisme, et du déconstructivisme, pour ouvrir ainsi la voie à la différence et au soupçon à l’égard des concepts éthiques et scientifiques. Ainsi, d’instrument de domination, la langue des « Trois Mariass » devient instrument de libération dans cette écriture de la différence. Cette émancipation passe par l’affirmation d’un corps et d’une voix susceptible d’affirmer une identité et une écriture autre qui doit se déployer en dehors de l’ordre symbolique de la connaissance masculine.»
Une autre Marie dont il faut parler, apparaît seulement aux éditions subséquentes. C’est Maria de Lourdes Pintasilgo, la première femme Première ministre dans l’Histoire du Portugal, et unique jusqu’à présent. Elle déclare, dans sa présentation de l’édition dont je me sers, que les Nouvelles lettres portugaises ne peuvent pas être décrites que par ce qu’elles ne sont pas. Et Maria Alzira Seixo nous en donne la raison: le livre est un hybride littéraire. Alors on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un roman par lettres, les lettres y étant en moindre quantité que les poèmes, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un livre de poèmes, ni de chroniques, et ce n’est pas non plus un journal. Enfin, il est composite, complexe, diversifié, sans jamais perdre sa cohésion interne, ce lien qui unit toutes les Marias, c’est-à-dire, toutes les femmes. Et là, quantité énorme de figures féminines passent, jeunes et vieilles, appartenant à toutes les classes sociales. Elles parlent, elles lisent des lettres, elles écrivent et sont décrites, chacune ayant son histoire de corps colonisé à raconter.
Féministes, Les Nouvelles lettres portugaises sont naturellement un livre dont le sujet et les références principales appartiennent aux femmes. Les femmes en général, certaines femmes en particulier, toutes ayant en commun le fait d’être colonisées. Dès des temps anciens où les trois écrivaines colligent des exemples de femmes brulées ou d’autres façons torturées sous accusation de sorcellerie, jusqu’au moment contemporain de la rédaction du livre, elles nous présentent une vaste panoplie de figures féminines. Leurs noms, en hommage à Mariana Alcoforado et au fait que Maria est un anthroponyme très commun, s’appellent Maria, Ana, Mariana, enfin, elles sont toutes la même femme. Femme qui souffre l’exclusion sociale et politique, car elle n’a pas le droit de voter, qui est maintenue dans la captivité domestique, puisque l’accès à l’enseignement est difficile, et qui est exclue des charges publiques, puisque’ elle n’a pas d’études.
En somme, la femme ne pouvait pas enseigner, ni pratiquer la Médecine ni le Droit, elle ne pouvait pas être ni députée ni ministre, ni président de la République. Finalement, même en état d’animal domestique, elle n’avait pas le droit au plaisir sexuel, pour des raisons diverses, mettons que la principale fut que son corps ne lui appartenait pas, si c’étaient ses parents qui lui choisissaient un mari, mari qu’elle pouvait haïr. Haine déclenchée sur un étranger qui se servait de son corps, souvent la battait, et n’était pas capable de la satisfaire. D’ailleurs la morale lui interdisait de savoir ce que c’était que l’orgasme. Je l’avoue de nouveau: pendant que j’écrivais cette communication, j’ai pu constater que, pour ma grande surprise, en ces temps de liberté sexuelle, le mot “orgasme” demeure objet de répréhension.
Nous avons donc un pays, le Portugal, sous dictature, avec censure et police de moeurs, à la pensée nettement arriérée en sa soumission à la morale religieuse. En opposition déclarée, voilà un livre libre, de franche exposition des faits : la femme était traitée comme esclave de l’homme et exploitée dans le travail, sans droit à salaire égal à celui de l’homme par un travail égal. La femme n’avait pas d’indépendance économique, donc elle n’avait pas de liberté de mouvements et même pas de liberté de raisonnement, indispensables à sa réalisation personnelle.
À partir du point de vue féminin, le livre touche tous les aspects sensibles du Portugal à cette époque. Ceux qui font les femmes hurler de rage et douleur ce sont la guerre coloniale et l’émigration.
Le tribunal attend les Trois Marias. Si elles sont condamnées, elles risquent deux ans de prison pour un acte d’immense courage. Cela a été reconnu immédiatement, quand la salle du tribunal se remplit avec des représentants de la presse la plus importante des pays démocratiques. L’idéal de la fée de la maison, de la bonne mère, bonne cuisinière, sachant tout de la couture et de la broderie mais qui ne pouvait pas sortir du pays sans autorisation de son mari, que son mari pouvait battre et trahir, et que l’idéologie dominante considérait inférieure à l’homme, touchait à sa fin.
Les Trois Marias n’ont pas été condamnées car le 25 Avril nous a apporté la démocratie l’année suivante, en 1974. Le rêve des femmes de voir leurs droits envisagés se réalisa dans la Constitution. Mais est-ce que les choses ont tellement changé pour nous, les femmes, maintenant que la loi nous protège tout en reconnaissant nos droits?
CONCLUSION
Presque cinquante ans se sont écoulés dès la parution du livre et dès la révolution qui a réimplanté la démocratie au Portugal. Les Nouvelles lettres portugaises ont contribué à la chute de la dictature. Des actions conduites par des militaires, comme l’assaut au paquebot Santa Maria, classifié comme terroriste, avaient eu pour but la propagande contre le régime. Suite à l’assaut manqué au quartier général de Beja, une des critiques faites à son leader, le général Humberto Delgado, c’est qu’il aurait mieux fait, au lieu de s’enfuir, de se laisser prendre, car l’arrestation d’un général, assez connu pour avoir participé à des élections à la présidence de la République, aurait répercuté sur la presse du monde entier. En ce sens, Les Nouvelles lettres portugaises, ayant attiré les attentions du monde entier sur le Portugal, méritent d’être considérées aussi blessantes pour le régime comme les actes terroristes et les révolutions manquées de 1927, 1931 et 1962, qui précédèrent le 25 Avril. C’est pourquoi il est généralement admis que c’est à cause de la lutte féministe des Trois Marias que la Constitution de 1976, résultante de la révolution, consacre le principe d’égalité absolue des droits pour les femmes et pour les hommes.
La nouvelle constitution a pour fondement les principes de Liberté, Égalité et Fraternité, qui demeurent dès la Révolution Française. Cette constitution fut rédigée tout en respectant la volonté du peuple portugais, dans le but de bâtir un pays plus libre, plus juste et plus fraternel. Cela est inscrit au préambule, première page, je le lis en Portugais: “no respeito da vontade do povo português, tendo em vista a construção de um país mais livre, mais justo e mais fraterno”. Maintenant je traduis les deux premiers articles du chapitre XIII, Principe d’égalité –
- Tous les citoyens ont la même dignité sociale et sont égaux devant la loi.
- Personne ne peut être privilégié, bénéficié, préjudicié, privé de n’importe quel droit ou exempt de quelque devoir en raison d’ascendance, sexe, race, langue, territoire d’origine, religion, convictions politiques ou idéologiques, instruction, situation économique, condition sociale ou orientation sexuelle.
Les lois sont bonnes, excellents les idéaux de Liberté, Égalité, Fraternité, non seulement dans les documents fondateurs de démocraties, mais aussi dans les idéaux de certaines institutions, telles que la franc-maçonnerie, qui les a diffusés partout où il y a eu des colonies désirant l’indépendance, comme en Amérique. Les lois sont bonnes et justes, elles considèrent les femmes égales aux hommes au point de vue des droits. Les lois vont même plus loin, tout en exigeant, en de certains postes de travail, notamment au service de l’État, un nombre équilibré d’hommes et de femmes. Cela revient à dire que ce taux, s’il est équilibré, découle de quelque chose d’artificiel, la loi, et non pas de la naturelle pratique des principes démocratiques de la part de la population.
Maria Alzira Seixo déclare, en son article sur les quatre raisons pour relire les Nouvelles lettres portugaises, que la situation des femmes, à présent, n’est pas très différente de ce qu’elle était avant la Révolution. Je suis d’accord que, sous le point de vue pratique, il n’y a pas de grosses différences. Je signale toutefois que la loi a changé, et que cette différence brutale entre la Constitution et la vie courante doit être étudiée, commentée et que l’on doit envisager son élimination.
Je crois bien que les lois sont bonnes et avancées, mais nous, les humains, nous ne les connaissons pas, nous ne les appliquons pas et pire: les femmes ne défendent pas leurs droits et ne font presque rien en leur faveur, même pas porter plainte à la Police quand elles sont victimes de violences. Au Portugal, contre la loi, s’applique la morale ancienne, prêchée par Église, qui veut la permanence d’une société phallocratique, tournant autour d’un patriarche, pilier de la famille. Cette famille critiquée dans les Nouvelles lettres portugaises, car elle est le moyen de transmission de la soumission de la femme d’une génération à l’autre. Et ce n’est pas seulement la religion qui protège la morale biblique contre la femme. La franc-maçonnerie, qui prit la Lumière du progrès entre ses mains dès la Révolution Française, n’a pas su s’écarter suffisamment de cette morale, et l’imite, en empêchant les femmes de participer aux rites à côté de l’homme. Aujourd’hui, quand on parle de maçons dans les moyens de communication, c’est à cause de corruption politique. La franc-maçonnerie n’a pas su s’adapter à la modernité et n’a plus d’idées heureuses et mobilisatrices comme Liberté, Égalité et Fraternité. Les religions, de leur côté, sauf des mouvements progressistes tels que We Are Church, n’ont même pas envie de changer et ce sont elles qui en vérité établissent les normes de conduite générales. Pour ne pas rendre pire la situation, je m’abstiens de parler des fanatiques.
Les femmes demeurent, pour la plupart, en tout le monde, des êtres humains de seconde classe, souvent esclaves de leur mari ou de leur patron. C’est quand il y a un gros scandale, comme celui d’un juge qui a attribué une condamnation minimale à un mari accusé de violence domestique, tout en défendant qu’elle méritait d’être brutalisée vue son infidélité, et que la Bible conseillait la lapidation en ces circonstances, c’est à ces moments d’extrême gravité que l’on voit que même les plus hauts représentants de la Justice suivent la morale religieuse au lieu de suivre la loi qui émane de la Constitution.
Finalement: oui, pour une élite de femmes cultivée et économiquement indépendante, une énorme différence s’est produite dès l’affaire de Trois Marias. Malheureusement, la plupart des femmes, au Portugal comme dans le monde, ne réussissent pas à se mettre à côté de l’homme, soit au point de vue professionnel soit social. Les grandes puissances colonisatrices ont perdu leurs colonies, mais elles continuent à maintenir le corps des femmes sous le régime colonial.
Demandons-nous alors : le livre n’a pas valu la peine? Mais si, il a bien contribué pour que la loi reconnaisse l’égalité de droits. C’est une conquête. En plus, c’est une conquête aussi pour la littérature : les Nouvelles lettres portugaises demeurent nouvelles, c’est à-dire actuelles, et une petite recherche à l’Internet nous le démontre, avec des articles récents, des colloques à la Sorbonne et ailleurs, des thèses académiques, en Français et en Anglais, un peut partout dans ce monde global. Un peu partout, le bruit demeure en tant que geste étique de trois jeunes femmes contre un régime qu’elles ont contribué à abattre.
BIBLIOGRAPHIE
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Lettres de la religieuse portugaise – Anonyme de la fin du XVIIe siècle. In: http://www.alain.les-hurtig.org/pdf/lettres.pdf . Cons. 12.02.2018.
L’immigration portugaise en France dans les années 1960 – Un pays saigné par les besoins de l’industrie française . Egalité & Reconciliation, 9 juin 2017 in: https://www.egaliteetreconciliation.fr/L-immigration-portugaise-en-France-dans-les-annees-1960-46157.html
Maria Alzira Seixo – «Quatro razões para reler Novas Cartas Portuguesas». In: https://pt.scribd.com/document/187540275/8-Quatro-Razo-es-para-reler-Novas-Cartas-Portuguesas . Cons. 05.02.2018.
Maria Estela Guedes – «O juiz troglodita». In: http://triplov.com/o-juiz-troglodita/ . Cons. 11.02.2018.
Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta & Maria Velho da Costa (2010) – Novas cartas portuguesas. Edição prefaciada, anotada e com organização de Ana Luísa Amaral. Lisboa, D. Quixote, 2010. 1ª ed. 1972.
©revista triplov. série gótica . inverno 2018