LES LUMIÈRES MAÇONNIQUES
entre naturalisme et illuminisme (2)
Jérôme Rousse-Lacordaire

La communauté des expérimentateurs : Newton et la Royal Society

 Les sociétés savantes désiraient entretenir des relations étroites avec l’État (même si ce ne fut vraiment le cas que pour l’Académie royale des sciences de Paris, 1666, qui vivait des subsides du Trésor[27]) puisque, dans leur esprit, le progrès des connaissances et des techniques en leur sein contribuait au progrès général des sociétés où elles étaient établies. Ceci est particulièrement vrai de la Royal Society, car les sociétés construites sur le modèle français faisaient primer la science pour la science.

Dans le cas de Newton et de ses disciples, l’approche utilitaire de la société savante est étroitement liée aux conceptions physiques et chimiques qu’ils développent autour des notions d’attraction mutuelle et d’affinité[28]. En effet, le questionnement newtonien ne porte pas, à la différence par exemple de celui de Kepler, sur le mouvement des planètes autour du soleil, mais sur le système que forment, ensemble, les différentes planètes. De même, la chimie de Newton, a pour « seul véritable sujet […] l’ensemble des corps mis en présence et en attraction réciproques[29]. » De l’interprétation que l’on donna de ces notions d’affinité et d’attraction découlèrent deux significations différentes de la science. La première, plutôt française, sans dédaigner pratique et technique, tendait à promouvoir la science et la raison pour elles-mêmes, jugeant que la diversité des affinités s’explique par celle des figures des corps entre lesquels s’exerce une force d’attraction simple ; il serait donc possible de prévoir rationnellement les interactions. La seconde, anglaise, mettait l’accent sur les activités pratiques et l’utilité technique, considérant que la complexité des interactions excède les forces de l’esprit humain. Dans ce cadre, la philosophie naturelle se devait donc d’être socialement utile.

Loup Verlet a souligné combien le passage de Newton comme warden à la Monnaie, à partir de 1696, s’est accompagné d’une très volontaire (et efficace) rationalisation de la production :

Ayant quitté son laboratoire pour rejoindre le monde où vivent les hommes, Newton y transporte sa méthode : réduire la réalité au rationnel, à l’univoque, au mesurable. Technocrate, il l’est avant la lettre. En même temps qu’il fonde la science, il inaugure l’alliance de la science et du pouvoir politique qu’il avait dessinée dans ses recherches théoriques[30].

Ainsi, la Royal Society of London for Improving Natural Knowledge, qui existait à l’état plus qu’embryonnaire au moins dès 1645 quand se réunissaient hebdomadairement des philosophes naturels qui entendaient mettre en commun leurs travaux et échanger, entendait bien devenir le lieu de la convergence, sous l’égide de la raison, des hommes et des intérêts les plus divers. En ce qui concerne les Membres eux-mêmes qui doivent former la Société, on doit relever qu’ils ont librement accepté des Hommes de différents Religions, Pays et Professions de Vie. Ils étaient obligées de faire cela, sinon ils se seraient vite éloignés de la largeur de vue de leurs propres Déclarations. En effet, ils professaient ouvertement, non pas de poser les Fondations d’une Philosophie anglaise, écossaise, irlandaise, papiste ou protestante, mais d’une Philosophie de l’Humanité.

As for what belongs to the Members themselves that are to constitute the Society : It is to be noted, that they have freely admitted Men of different Religions, Countries, and Professions of Life. This they were oblig’d to do, or else they would come far short of the the [sic] largeness of their own Declarations. For they openly profess, not to lay the Foundation of an English, Scotch, Irish, Popish, or Protestant Philosophy ; but a Philosophy of Mankind[31].

T. Sprat faisait équivaloir cette « Philosophie de l’humanité » à l’anglicanisme d’État :

[…] there is no one Profession, amidst the several denominations of Christians, that can be expos’d to the search and scrutinity of its adversaries, with so much safety as ours. So equal it is, above all others, to the general Reason of Mankind : such honorable security it provides, both for the liberty of Mens Minds, and for the peace of Government […][32].

En effet, il précisait :

Puisque, notre Église [d’Angleterre] a certainement à gagner beaucoup à de fréquentes controverses et à des rencontres avec les autres dénominations, elle ne peut être menacée par cette Assemblée qui ne va pas plus loin que de se mêler à ces dernières sans préjugés.

Seeing therefore, our Church [of England] would be in so fair a probability of gaining very much, by frequent contention, and encounter, with other Sects : It cannot be indanger’d by this Assembly ; which proceeds no farther, then to an unprejudic’d mixture with them[33].

La Royal Society pouvait et se devait d’admettre des membres de toute confession ou opinion politique, dès lors qu’ils étaient d’authentiques savants susceptibles de confronter rationnellement leurs convictions et de reconnaître ainsi qu’au-delà de leurs éventuelles ils étaient réunis par une commune appartenance à la « Philosophie de l’Humanité » et à la « Raison générale de l’Humanité », ce qui en garantissait l’innocuité religieuse et politique. De là aussi que l’athéisme ne puisse qu’être « stupide » (ainsi que le diront les premières constitutions maçonniques) puisqu’il ignorait ou méconnaissait le témoignage que rendait à Dieu l’ordonnancement de la nature. Puisque la réflexion philosophique, bien menée, ne pouvait que conduire à la reconnaissance de la volonté divine, les conceptions politiques qui entendaient faire dépendre du Prince (ou du Pape) la croyance étaient aussi considérées comme favorisant l’athéisme. En contrepartie, on soulignait aussi volontiers le danger qu’il y avait à la multiplication des opinions individuelles dès lors qu’elles n’étaient plus régulées par l’autorité politique ou religieuse. Le souci d’ordre et d’harmonie qui animait la Royal Society devait donc se traduire institutionnellement par l’adoption de procédures et de méthodes à vocation universelle, et avait pour conséquence l’exclusion de toutes disputes en leur sein et principalement sur les question religieuses et politiques[34].

La philosophie naturelle réformée devait offrir à ses participants un espace de calme et d’ordre au sein duquel il devenait possible de produire un compte-rendu objectif des phénomènes naturels, et où les scientifiques pouvaient exprimer avec civilité leurs désaccords sans pour autant mettre à bas tout l’édifice du savoir[35].

Les philosophes naturels de la Royal Society mirent donc en avant les modes de régulation qui organisaient leurs communautés scientifiques.Dans ce système, la rhétorique de la tolérance limitée est préférée à celle de la coercition. On obtient une adhésion durable parce que ceux qui la donnent se sont constitués en une société définie et bien circonscrite excluant ceux qui refusent les principes fondamentaux de l’ordre. La normalisation émerge alors comme un aboutissement : elle n’a pas à être imposée aux membres de la communauté[36].

Ainsi se justifiait la création de la communauté des expérimentateurs, communauté délimitée par l’exclusion des sujets qui conduisent à la querelle : nommément, la religion et la politique.

Ces domaines étaient exclus aussi parce qu’ils concernaient autre chose que l’objet de la philosophie naturelle, non pas les processus plus ou moins réguliers de la nature, mais le domaine de l’expression de l’agir humain et divin. La philosophie naturelle ne pouvait donc, sans compromettre son bon exercice, prétendre couvrir l’ensemble des convictions et des savoirs : elle devait exclure de ses débats les questions confessionnelles et politiques. Cependant, de ce fait même, elle s’offrait comme un modèle idéal pour toute société : une société où la tyrannie ne saurait régner, où la hiérarchie se devait de n’être pas trop pesante, où la coopération était de mise et où l’on savait faire la part de ce qui revient au Prince et de ce qui revient au sujet. La concorde des sociétés civiles et des Églises était au prix, d’une part, de la distinction entre la conviction, qui ne se prête pas à la discussion et est donc affaire privée, et la raison, qui se prête aux débats et peut donc être publique, et, d’autre part, du refus que l’autorité puisse s’imposer dans l’un ou l’autre de ces domaines, la volonté du Tout-Puissant, le seul qui jouisse légitimement d’une autorité plénière, s’exprimant elle-même par des lois que la raison peut déchiffrer. De là l’autorité des princes (y compris de l’Église) et de leur éventuel droit dit « divin » ne pouvait être le fondement de l’ordre social, puisque c’est la raison de chacun, droitement et méthodiquement conduite, qui dans le débat, élabore les lois politiques en conformité avec la morale naturelle.

Dans un poème allégorique de 1728, The Newtonian system of the world, the best model of government, Jean-Théophile Desaguliers, alors membre de la Royal Society, explicitait clairement les liens qu’il fallait établir entre la philosophie naturelle de Newton et l’organisation politique. Il y expliquait en effet que les « Lois des Nations [Laws of Nations] » doivent être analogues aux « Lois de la Nature qui sont établies dans les Cieux [Laws of Nature which are establish’d in the Heavens] » et qu’elles peuvent être étudiées « comme phénomène [as a Phænomenon]» [37]. Cette étude lui a ainsi permis de juger que la « Forme la plus parfaite [de gouvernement] est celle qui s’approche au plus près du Gouvernement Naturel de notre Système selon les Lois établies par le Très-Sage et Tout-Puissant Architecte de l’Univers [Form of it [Government] to be most perfect, which did most nearly resemble the Natural Government of our System, according to the Laws settled by the All-Wise and Almighty Architect of the Universe][38] » et qu’elle s’apparente à « la Monarchie limitée, par laquelle nos Libertés, Droits et Privilèges sont si bien protégés [the limited Monarchy, whereby our Liberties, Rights, and Privileges are so well secured][39] 

La communauté des expérimentateurs, par les réponses techniques qu’elle apportait aux problèmes des autres groupes, devenait le lieu de la convergence d’intérêts multiples, et, par ses méthodes de régulation, le lieu de la conciliation de ces intérêts, y compris religieux ; réglée par la raison qui la fondait, elle était la transposition sociale, dans le monde de l’agir humain, de l’univers naturel, harmonieux, réglé et gouverné par l’agir divin.

 

suit

 


[27] Cf. Steven Shapin, La révolution scientifique, Paris : Flammarion (Nouvelle bibliothèque scientifique), 1996, p. 160-161.
[28] Cf., pour ce qui suit : Isabelle Stengers, L’affinité ambiguë : le rêve newtonien de la chimie du xviiie siècle, op. cit., p. 297-319.

[29] Idem, p. 302.

[30] Loup Verlet, La malle de Newton, op. cit., p. 94

[31] Thomas Sprat, History of the Royal Society, Jackson I. Cope and Harold Whitmore Jones, eds, Saint Louis : Washington University Press ; Londres : Routkedge & Kegan, 1959 [fac-similé de l’édition de 1677], p. 62-63. Michel Hunter conteste l’opinion de Margery Purver (Margery Purver, The Royal Society : concept and creation, Londres : Routledge & Kegan, 1967, p. 9-19) selon laquelle l’History de Sprat serait véritablement l’histoire officielle de la Royal Society, mais, quant au point qui nous occupe plus particulièrement, il reconnaît que la Royal Society, sans peut-être faire véritablement profession de latitudinarisme, cherchait à promouvoir en son sein un croyance assez générale pour permettre une alliance tactique entre des personnalités très diverses (Michael Hunter, Establishing the new science : the experience of the early Royal Society, Woobridge : The Boydell Press, 1989, p. 45-72).

[32] Thomas Sprat, History of the Royal Society, op. cit., p. 63.

[33] Idem, p. 63-64.

[34] Un institut précurseur de l’Académie royale des sciences précisait que « dans les réunions on ne discutera jamais des mystères de la religion ou des affaires de l’État. » Steven Shapin, La révolution scientifique, op. cit., p. 165.

[35] Idem.

[36] Steven Shapin et Simon Schaffer, Léviathan et la pompe à air : Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris : Éd. La Découverte (Textes à l’appui. Anthropologie des sciences et des techniques), 1993, p. 296.

[37] Jean-Théophile Desaguliers, The Newtonian system of the world, the best model of government, in Pierre Boutin, Jean-Théophile Desaguliers : un Huguenot, philosophe et juriste, en politique, Paris : H. Champion (Les dix-huitièmes siècles ; 38), 1999, p. 192-234 (193-194, 217-218).

[38] Idem, p. 193, 217.

[39] Idem, p. 194, 218.
 


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