LES LUMIÈRES MAÇONNIQUES
entre naturalisme et illuminisme (3)
Jérôme Rousse-Lacordaire
Le grand maître expérimentateur :
de la Royal Society à la Grande Loge de Londres
Newton appartint dès 1762 à la Royal Society et la présida de 1703 à sa mort (20 mars 1727). En 1714, il fit élire son « disciple » Jean-Théophile Desaguliers (1683-1744) fellow de la Royal Society, lequel devint curateur des expérimentations. Parallèlement, Desaguliers était très actif dans la toute récente Grande Loge de Londres (créée en 1717) : il en fut le grand maître de 1719 à 1721, puis le député grand maître à partir de 1722. Desaguliers n’était d’ailleurs pas le seul membre de la Royal Society à appartenir à la toute jeune « obédience » maçonnique : en 1723 au moins vingt-trois membres de la Royal Society appartenaient aussi à la Grande Loge de Londres, chiffre qui, en 1725, s’éleva à quarante-sept (pour soixante-quatre loges enregistrées[40] comprenant environ deux cents membres)[41], parmi lesquels plusieurs eurent des charges importantes au sein de la Grande Loge ; outre Desaguliers, c’étaient : le Duc John of Montagu (docteur en médecine, fellow de la Royal Society en 1718), quatrième grand maître de juin 1721 à janvier 1722 (c’est donc sous sa grande maîtrise que commença la rédaction des Constitutions qui furent publiées sous la grande maîtrise du Duc Philip of Wharton, dont Desaguliers était le député – à peu près vice-président) ; John Beale, député grand maître en 1721 (fellow de la Royal Society la même année) ; Martin Folkes, député grand maître en 1721 (numismate fellow de la Royal Society en 1714, de laquelle il fut nommé député par Newton le 17 janvier 1723).
La présence de ces expérimentateurs newtoniens dans la Grande Loge fut loin d’être sans conséquence. En effet, les Constitutions que se donna la Grande Loge en 1723 révèlent de nombreuses affinités avec la pensée newtonienne : souci d’irénisme qui se traduisait par l’exclusion des questions politiques et religieuses ; recherche de l’accord sur un plus petit dénominateur commun reposant, en deçà des opinions personnelles, sur une religion et une morale naturelles et universelles (le noachisme des Constitutions de 1738[42], qui n’était pas sans rappeler celui de Newton encore), c’est-à-dire reconnaissables par la raison naturelle de tous dès lors que chacun agit droitement ; « tolérance limitée » par l’exclusion du libertinage et de l’athéisme, comme contraire à la morale et à la raison (l’athée est stupide et le libertin, immoral[43]) ; volonté de contribuer au bien commun et à la paix civile par l’entente qui devait régner dans la loge et qui faisait du « Centre de l’Union [Center of Union][44] » une anticipation et un modèle de la concorde universelle où les distances entre les hommes seraient abolies (dans une certaine mesure, le cosmos maçonnique étant, comme la communauté des expérimentateurs une communauté d’élus[45]).
Tout ceci ne pourrait encore que traduire une aspiration à la paix assez généralement partagée par bien des Anglais d’alors, lassés des querelles religieuses et politiques, et en quête d’une tolérance qui pourrait fonder la paix. Ainsi, avec son ironie coutumière, Voltaire écrivait :
Entrez dans la Bourse de Londres, cette Place plus respectable que bien des Cours, vous y voïez rassemblés les députés de toutes les Nations pour l’utilité des hommes ; là le Juif, le Mahométan & le Chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même Religion, & ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là le Presbiterien se fie à l’Anabaptiste & l’Anglican reçoit la promesse du Quaker[46].
Mais l’influence du newtonianisme se fait plus nette et précise si l’on remarque avec Pierre Boutin que la construction des deux premiers articles des Charges obéit au schéma directeur des Philosophiæ naturalis principia mathematica et à la démonstration géométrique du De Gravitatione : définition ; axiome ; illustration par l’expérience ; proposition. Par exemple[47], pour la première Charge, la définition est :
Un Maçon est obligé, par son engagement, d’obéir à la Loi morale ; l’axiome est :
et, s’il comprend correctement l’Art, il ne sera jamais un Athée stupide ou un Libertin irréligieux ;
l’expérimentation est :
quoique dans les temps anciens les maçons fussent tenus, dans chaque pays d’être de la religion de ce pays ou nation, quelle qu’elle fût ;
et la proposition est :
aujourd’hui, il a été considéré plus expédient de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire qu’ils doivent être des hommes de bien et loyaux ou des hommes d’honneur et de probité, quelles que soient les dénominations ou croyances qui aident à les distinguer, ce par quoi la Maçonnerie devient le Centre de l’Union et le moyen de ménager une authentique Amitié entre des Personnes qui seraient restées à une Distance perpétuelle.
En outre, le présupposé de philosophie naturelle qui sous-tend cette élaboration constitutionnelle est explicité des les premières lignes des Constitutions :
Adam, notre premier Parent, créé d’après l’Image de Dieu, le grand Architecte de l’Univers, dut avoir les Sciences Libérales, particulièrement la Géométrie, écrites sur son Cœur, puisque même depuis la Chute nous trouvons ses Principes dans les Cœurs de ses Descendants, principes qui, au cours des temps, ont été développés en une Méthode adéquate de Propositions, en observant les Lois de la Proportion prise de la Mécanique, de telle sorte que les Arts Mécaniques donnèrent l’Occasion aux Savants de réduire les Éléments de la Géométrie en une méthode ; cette noble Science, ainsi réduite, est la Fondation de ces Arts (particulièrement la Maçonnerie et l’Architecture) et la Règle par laquelle ils sont conduits et appliqués.
Adam, our first Parent, created after the Image of God, the great Architect of the Universe, must have had the Liberal Sciences, particularly Geometry, written on his Heart ; for even since the Fall we find the Principles of it in the Hearts of his Offspring, and which, in process of time, have been drawn forth into a convenient Method of Propositions, by observing the Laws of Proportion taken from Mechanism : So that as the Mechanical Arts gave Occasion to the Learned to reduce the Elements of Geometry into Method, this noble Science, tus reduc’d, is the Foundation of all those Arts (particularly Masonry and Architecture) and the Rule by which they are conducted and perform’d[48].
Le vocabulaire, nettement marqué par la philosophie naturelle ? réduire, méthode, proposition, principe, mécanique, lois, géométrie… ?, donnait son assise scientifique newtonnienne au développement juridique des Charges.
De cette manière, les Charges de 1723 fondaient un ordre juridique rationnel inauguré par l’ « engagement [Tenure] » personnel et volontaire du Maçon dans la société maçonnique sous l’égide de la loi morale, que le maçon s’oblige à respecter et qui l’oblige à respecter, en retour, les pouvoirs et des lois civils. La société maçonnique acquiert ainsi une double autonomie grâce à « la relation […] indéfectible [Relation […] indefeasible][49] » qui lie le maçon à la loge : autonomie par rapport au droit divin, dans la limite même posée par Newton de la non interférence des lois divines et des lois humaines, ces dernières résultant de la volonté des hommes (ici le libre engagement du maçon) ; autonomie par rapport aux gouvernements puisque le maçon « rebelle à l’État [Rebel against the State] » ne peut être expulsé de la loge[50] (ce qui souligne encore le caractère consensuel de l’engagement). C’est donc dans l’élaboration constitutionnelle de la Grande Loge de Londres par des newtoniens de la Royal Society que s’articulèrent franc-maçonnerie et philosophie naturelle et que furent mis en place les prémices de ce que Léon XIII dénonça plus tard comme naturalisme, ? précisément : l’affirmation de l’autosuffisance d’une raison naturelle dégagée de toute référence méta-empirique, et la soustraction de l’organisation sociale à la tutelle du droit divin.
Conclusion
Expérimentateurs et francs-maçons
Une question demeure encore : pourquoi des newtoniens anglais se sont-ils ainsi agrégés à la toute récente Grande Loge de Londres jusqu’à en infléchir l’esprit dans le sens de ce qu’ils connaissaient à la Royal Society ? S’il s’agissait seulement d’édifier une institution sur le modèle idéal des communautés d’expérimentateurs, pourquoi ne pas se contenter d’agir sur la Royal Society et les autres sociétés savantes et académies avec lesquelles elle était en relation étroite ? Nous ne disposons pas d’éléments factuels ou de documents qui nous permettent de répondre avec certitude sur cette question.
Nous voudrions cependant suggérer une piste de réflexion : celle de l’illuminisme. David Stevenson, dans sa magistrale étude The origins of freemasonry : Scotland’s century, voit dans la maçonnerie spéculative anglaise une institution créée à partir du modèle écossais mis en place à la fin du xvie siècle par le maître des travaux de Jacques VI d’Écosse, William Schaw, et où avaient pénétrés divers éléments de l’ésotérisme renaissant :
[Les maçons anglais] trouvèrent dans des organisations et rituels d’origine renaissante écossaise, combinés avec une histoire médiévale mythique du métier, de quoi satisfaire leur goût [du mystère, du rituel, du secret, et leur quête d’une vérité cachée], ainsi que leur appétit de sociabilité.
[English masons] found a framework for indulging such tastes [mystery, ritual, secrecy, and the quest for hidden], as well as sociability in organisations and rituals of Scottish Renaissance origin, combined with Medieval mythical craft history[51].
En effet, qu’est-ce qui distingue fondamentalement la maçonnerie des Constitutions de 1723 de la Royal Society de la même époque sinon, justement, le recours à un appareil légendaire et rituel, élément que les sociétés savantes n’utilisaient pas ? C’est certainement ce qui a attiré des expérimentateurs dans la maçonnerie spéculative naissante (et les y a fait demeurer quelques années) qui leur procurait ainsi un espace de réalisation plus complet que celui des académies. Il ne faudrait d’ailleurs pas trop s’étonner de cet attrait que pouvaient exercer des éléments ésotérisants sur des esprits « rationnels », car le partage que nous faisons aujourd’hui entre rationalité et irrationalité ne s’opéra qu’à la fin des Lumières. Newton lui-même passa des années à scruter des creusets alchimiques. En outre l’ésotérisme, y compris dans la maçonnerie, contribua tout au long du xviiie siècle, à l’émancipation vis-à-vis des institutions religieuses dominantes ; ainsi la plupart des grandes figures de la maçonnerie illuministe, au grand regret de l’une d’entre elles, Joseph de Maistre, faisaient preuve d’une « antipathie naturelle contre l’ordre sacerdotal et contre toute hiérarchie[52]. » De cette manière, l’alliance des deux lumières, celle du naturalisme et celle de l’illuminisme, celle de la philosophie naturelle et celle de l’illumination initiatique, dans la franc-maçonnerie a pu perdurer pendant la majeure partie du siècle, attirant en loge des personnalités en quête d’une auto-réalisation globale. Ce ne fut en effet que dans le dernier tiers du xviiie siècle que les lumières commencèrent à divorcer, permettant ainsi à des personnalités comme celle de Voltaire, qui fut un ardent propagandiste du newtonianisme de rejoindre la fraction éclairée de la maçonnerie continentale[53], celle qui domina à la fin du siècle suivant, et que Léon XIII condamna tout particulièrement.
Jérôme Rousse-Lacordaire
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[40]Bernard E. Jones, Freemasons’ guide and compendium, Londres : G. G. Harrap, 1950, p. 172.
[41] Pierre Boutin, Jean-Théophile Desaguliers : un huguenot, philosophe et juriste, en politique, op. cit., p. 135-136.
[42] James Anderson, The new book of Constitutions of the Antient and Honourable Fraternity of Free and Accepted Masons, Londres : printed for Brothers Caesar Ward and Richard Chandler, in the vulgar yearof Masonry 5738 [1738], p. 4, 143-144. Ce noachisme est « une sorte de version talmudique de la religion naturelle ou de la loi morale tenant les Gentils en tant qu’ils sont descendants de Noé. » (Douglas Knoop et G. P. Jones, Freemasonry and the idea of natural religion, printed for private circulation, 1942, p. 11.)
[43] « Un Maçon est obligé, par sa tenure, d’obéir à la Loi morale, et, s’il comprend correctement l’Art, il ne sera jamais un Athée stupide ou un Libertin irréligieux [A Mason is oblig’d, by his Tenure, to obey the moral Law ; and if he rightly understands the Art, he will never be a stupid Atheist, nor an irreligious Libertine]. » Anderson’s Constitutions = Constitutions d’Anderson 1723. Texte anglais de l’édition de 1723. Intro., trad. et notes par Daniel Ligou, Paris : Édimaf (Scripta ac fontes Ordinis latomorum), 1992, p. 178.
[44] Idem, p. 178.
[45] Les Constitutions se réjouissent visiblement de la présence dans les loges de « plusieurs Nobles et Gentlemen de meilleur Rang, avec des Ecclésiastiques et des Savants érudits de la plupart des Confessions et Dénominations [several Noblemen and Gentlemen of the best Rank, with Clergymen and learned Scholars of most Professions and Denominations] ». Anderson’s Constitutions, op. cit., p. 174. Rappelons aussi qu’elles n’acceptent « ni Esclaves, ni Femmes, ni Hommes immoraux et scandaleux [no Bondmen, no Women, no immoral or scandalous Men] ». Idem, p. 180. Pour les limitations du comos maçonnique, voir : Pierre-Yves Beaurepaire, L’autre et le frère : l’étranger et la franc-maçonnerie en France au xviiie siècle, Paris : H. Champion, (Les dix-huitièmes siècles ; 23), 1998 ; Franc-maçonnerie et cosmopolitisme au siècle des Lumières, Paris : Éd. maçonniques de France (Encyclopédie maçonnique), 1998.
[46] Voltaire, Lettres philosophiques, Paris : É. Cornély, 1909, p. 74.
[47] Voir : Pierre Boutin, Jean-Théophile Desaguliers : un Huguenot, philosophe et juriste, en politique, op. cit., p. 163-165.
[48] Anderson’s Constitutions, op. cit., p. 80-81.
[49] Idem, p. 178.
[50] Idem, p. 178.
[51] David Stevenson, The origins of freemasonry : Scotland’s century, 1590-1710, Cambridge : Cambridge University Press, 1988, p. 233.
[52] Joseph de Maistre, Quatre chapitres sur la Russie, in Œuvres complètes, t. 8, Lyon : E. Vitte, p. 329.
[53] Cf. Charles Porset, Voltaire franc-maçon, La Rochelle : Rumeur des âges, 1995. Il écrit, p. 8, à propos de Voltaire : « […] si son initiation fut tardive [7 avril 1778…], c’est qu’alors – et alors seulement – une fraction de la maçonnerie (la loge des Neuf Sœurs) se reconnut dans Voltaire et fit sienne le combat qu’il avait mené contre les préjugés, l’obscurantisme théologique et l’injustice. »
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