PLATÃO:
Apologia de Sócrates

INDEX

L’impiété de Socrate: Myles F. Burnyeat
Notes

APOLOGIE:

- Pesquisa Junto aos Poetas
- Pesquisa Junto aos Artesãos
- O Verdadeiro Saber Consiste em Saber Que Não se Sabe
- As Muitas Inimizades e a Acusação
- Defesa Contra Meleto
- Meleto Não Sabe o Que é Educar Nem Corromper
- Meleto Acusa Sócrates de Ateísmo e se Contradiz
- A Missão Divina - Fazer o Que é Justo, Permanecer no Lugar Adequado, Obedecer ao Deus

L’impiété de Socrate: Myles F. Burnyeat

Un jour de l’an 399 avant Jésus-Christ, il fut jugé à Athènes pour impiété et corruption de la jeunesse. Il adressa certaines paroles au tribunal pour sa défense. Plus tard (personne ne sait combien de temps après), Platon écrivit l’œuvre que nous appelons Apologie de Socrate, dans laquelle Socrate adresse encore une fois certaines paroles au tribunal pour sa défense.

Personne ne croit sérieusement qu’il existe entre le premier discours et le second une relation de stricte identité. Il est très improbable que ce que Platon a écrit ait été exactement la même chose que ce que Socrate a dit, ne serait-ce que pour cette raison triviale, qu’un discours oral improvisé se présente très rarement comme une suite de phrases complètes et syntactiquement parfaites <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn1> 2. Bien entendu, le discours prononcé et le discours écrit peuvent avoir été partiellement la même chose. Platon a up conserver la substance de ce qu’avait dit Socrate et la représenter dans le style inimitable Qui est le sien. Et c’est bien ce que beaucoup d’érudits pensent que fait l’Apologie. Mais il est possible également que Platon, tout comme Xénophon et peut-être d’autres encore <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn2> 3, ait conçu pour elle-même une plaidoirie de Socrate Qui n’ait eu que peu de chose, ou rien, en commun avec ce que Socrate avait déclaré ce jour-là.

La littérature savante sur ce sujet est un paradis de conjectures indémontrables. Je n’ai pas de conjecture nouvelle à vous proposer aujourd’hui. J’ai plutôt l’intention de proposer une autre façon de lire l’Apologie platonicienne. Au lieu de la considérer comme un problème pour l’historien, et de se demander quelle relation elle a avec ce que Socrate a réellement dit ce jour-là, ou si elle rend fidèlement compte de la vie et de la pensée de Socrate, il me semble qu’il serait plus approprié (et plus en accord avec tout ce que George Steiner a défendu pendant des années) de la lire comme une tâche personnelle <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn3> 4. Je m’explique.

Si les paroles attribuées à Socrate dans l’apologie écrite ne sont pas les mêmes que celles qu’a prononcées Socrate le jour de son procès, alors le tribunal auquel s’adresse l’apologie écrite n’est pas nécessairement identique à l’assemblée de 500 (ou 501) Athéniens de sexe masculin auxquels s’adressait l’apologie orale. Platon, en écrivant l’Apologie sous la forme d’une plaidoirie de Socrate, Place le lecteur –quel qu’il soit– dans la situation d’un juré. Lire l’Apologie, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, c’est être mis au défi de prononcer un jugement sur Socrate.

Il est accusé d’être impie et de corrompre les jeunes gens. Est-il coupable ou non coupable ? Et s’il est coupable, quelle peine doit-on lui infliger ? Comment auriez-vous voté si vous aviez été membre du tribunal en 399 ? Comment, dans votre imagination, votez-vous aujourd’hui ?

Tel est le défi que l’apologie écrite propose à son lecteur, du fait de la forme littéraire que Platon lui a donnée –la forme ordinaire d’un discours prononcé devant un tribunal. L’Apologie de Xénophon, au contraire, est une narration directe, une sorte de compte-rendu du procès comme ceux des journaux, notant sur le vif des fragments des moments les plus émouvants du discours de Socrate, et comprenant des extraits d’entretiens avec diverses parties concernées. L’Apologie de Platon commence par la formule : « Hommes d’Athènes… <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn4> 5 », utilisée normalement pour s’adresser à un tribunal ou à une Assemblée, et se poursuit jusqu’au bout dans la forme d’éloquence judiciaire que nous connaissons bien grâce aux discours de Lysias ou de Démosthène Qui nous ont été conservés. Ce n’est décidément pas un dialogue. De sorte que nous, lecteurs, nous ne sommes pas invités, comme c’est le cas dans les dialogues au sens propre du mot, à prendre part à une discussion philosophique au sujet de la vertu, de la science ou de la réalité. Nous sommes invités à prononcer un verdict à propos du cas Qui nous est soumis.

Bien. Commençons à lire. À la fin du premier paragraphe (18a), Socrate dit que la vertu (arete) d’un juré, ce qu’un Bon juré ne peut manquer de faire, c’est de concentrer son attention sur le caractère juste ou injuste du cas Qui est présenté devant lui. La manière et l’habileté rhétorique avec lesquelles le cas est présenté ne doivent pas être prises en considération. En d’autres termes, la seule chose Qui doive compter pour vous, si vous siégez–réellement ou dans votre imagination–à ce tribunal, c’est de savoir si le cas Qui est exposé est juste.

Imaginez, donc, que vous êtes un Bon juré dans le sens ainsi défini. Vous savez déjà quelque chose des activités de Socrate, soit pour l’avoir entendu en personne, soit pour avoir lu les Dialogues de Platon. Permettez-moi de vous demander comment vous auriez voté ce jour-là : coupable ou non coupable?

[À ce moment, le public de Genève a voté « non-coupable » par une majorité écrasante, et une seule voix contre. D’autres auditoires, à Durham, Lille et Londres, et dans des cours biennaux à Cambridge, ont tous sans exception voté « non-coupable », quoique avec des écarts moins saisissants.]

En 399, le résultat a été d’à peu près 280 voix contre Socrate et 221 votes favorables–il aurait suffi d’un déplacement de trente voix pour qu’il soit acquitté (36a) <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn5> 6. Tout de même, 280 voix environ pour le juger coupable, cela fait beaucoup de monde.

Tous ces hommes n’avaient pas exactement les mêmes raisons de voter «coupable» <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn6> 7. Certains, peut-être, étaient motivés par une hostilité politique à l’égard de Socrate, en raison de ses liens avec Alcibiade et avec le tyran Critias. D’autres, peut-être, ont agi par inimitié personnelle, ayant fait l’expérience déplaisante d’être ridiculisés par les interrogations de Socrate. D’autres encore ont pu être influencés par la caricature de Socrate dans les Nuées d’Aristophane–dont Socrate dit en 18a-19c que c’est la plus forte prévention qu’il doive combattre. Mais jusqu’où ces explications, aujourd’hui encore communément admises, vont-elles nous mener ?

Socrate dit que beaucoup de membres du tribunal ont assisté à ses entretiens et savent le genre de choses qu’il dit. Vous êtes nombreux à avoir lu ses entretiens dans les Dialogues de Platon, et vous savez le genre de choses qu’il dit. Ils savent–vous savez–qu’il est bien différent du Socrate des Nuées d’Aristophane, qui étudie ce qui se passe « dans le ciel et sous la terre », et qui apprend à ses disciples à rendre supérieur l’argument le plus faible (19 bc). Socrate était un personnage si familier pour la communauté, et depuis tant d’années, que nous devons chercher plus loin. Imaginez un juré raisonnablement consciencieux, qui ait assisté aux conversations de Socrate, qui ait reconnu la différence entre Socrate et le personnage des Nuées, qui n’ait pas été mû par le désir de revanche politique ou par une inimitié personnelle, qui, en bon juge, se concentre exclusivement sur le caractère juste ou injuste des arguments proposés par Socrate pour sa défense. Une personne réellement soucieuse du bien de la cité, qui se demande sérieusement si c’est une bonne ou une mauvaise chose pour les jeunes gens que d’être les auditeurs de Socrate. Je demande : est-il possible qu’une telle personne ait voté pour déclarer Socrate coupable d’impiété et de corruption de la jeunesse ?

Je voudrais suggérer que la réponse est «oui». Voire, que nous ne comprendrons pas Socrate, ni l’impact énorme et durable qu’il a eu sur la pensée humaine, si nous ne comprenons pas qu’il était coupable de l’impiété dont il a été accusé et pour laquelle il a été condamné. Mais d’abord, un mot d’avertissement.

L’impact de Socrate sur la pensée des siècles ultérieurs dépend principalement des écrits de Platon; c’est donc la culpabilité du Socrate des écrits de Platon que j’ai l’intention de soutenir. Je ne veux pas soutenir une thèse historique au sujet de l’homme de chair et d’os, au nez camus, qui a été condamné en 399, mais vous inviter à vous former une opinion personnelle au sujet du Socrate littéraire dont Platon a composé la plaidoirie dans l’Apologie, bien des années plus tard peut-être.

Le libellé exact de l’accusation est donné en 24bc : Socrate adikei (« cause un tort », sous-entendu : « à la cité ») en corrompant les jeunes gens et en ne croyant pas aux dieux (theoi) auxquels croit la cité, mais en d’autres divinités nouvelles (daimonia kaina). Je veux suggérer qu’il est vrai que Socrate ne croit pas aux dieux auxquels croit la cité, et que l’accusation de corrompre les jeunes gens signifie pour une bonne part que ceux-ci finiront par ne plus y croire non plus (voir par exemple 26b et Euthyphron 3 ab). Je m’appuie notamment sur le fait que, dans sa plaidoirie écrite, Socrate ne cherche jamais à repousser cette partie de l’accusation. Nulle part dans l’Apologie il ne déclare qu’il croit en effet aux dieux auxquels croit la cité.

Il démontre à son accusateur Mélétos que s’il croit en des daimonia (divinités), il croit en des dieux, puisque les daimones sont des theoi (dieux) (27 ab). Sur la base de cette démonstration, il soutient que l’acte d’accusation est contradictoire : il déclare que Socrate ne croit pas aux dieux, mais croit aux dieux (27a). Mais la question était de savoir s’il croit aux dieux auxquels croit la cité, et non pas s’il croit aux dieux. Socrate se moque de Mélétos (26 de) parce qu’il le confond avec Anaxagore et prétend qu’il affirme que le Soleil est une pierre et que la Lune est faite de terre, au lieu d’être des dieux comme le pensent la plupart des hommes. Mais il ne déclare pas expressément qu’il croit que le Soleil et la Lune sont des dieux.

Il se réfère constamment à ho theos, ce qui peut vouloir dire « dieu » dans un sens générique, ou « le dieu ». C’est ho theos qui, à Delphes, a déclaré que personne n’est plus sage que Socrate (21b), ce que Socrate interprète en fin de compte comme signifiant que ho theos lui a ordonné de philosopher, en mettant à l’épreuve les autres et lui-même (28e-29a; voir 33c). C’est aussi ho theos qui est responsable du « signe divin » de Socrate, cette mystérieuse voix intérieure qui de temps à autre le détourne de quelque chose qu’il s’apprête à faire (31cd, 40b). Étant donné que la première mention de ho theos est dans l’expression : « ho theos à Delphes » (20e), le tribunal supposera qu’il veut parler d’Apollon. Mais il ne nomme jamais Apollon.

Apollon, certes, est l’un des dieux auxquels la cité croit de la façon la plus fondamentale. Il préside aux bases de la structure sociale. Chaque membre du tribunal peut parler de « mon Apollon Patroos » (« Apollon ancestral »), entendant par là l’autel d’Apollon qui est au centre de l’organisation de la phratrie (groupe de familles et subdivision d’une tribu) par l’intermédiaire de laquelle il possède le statut de citoyen. Apollon est aussi important à Athènes qu’à Delphes. Mais nulle part dans l’Apologie il n’est mentionné par son nom.

Lorsqu’il interroge Mélétos, Socrate prend soin de jurer par Héra (24e), par Zeus (25c, 26e), et par «ces dieux mêmes dont nous sommes en train de parler» (26b). Dans le discours adressé au tribunal, d’autre part, il ne lui arrive qu’une seule fois de nommer une divinité, lorsqu’il mentionne le fait que la mère d’Achille, Thétis, était une déesse (theos, 28c). Il s’agit d’expliquer pourquoi elle pouvait prévoir ce qui arriverait s’il vengeait Patrocle; cela n’a rien à voir avec le fait que Thétis soit ou non l’un des dieux auxquels croit la cité (de fait, il n’y a aucune indication que Thétis ait eu un autel, ou un quelconque rôle dans la vie civique de l’ancienne Athènes). Toutes les mentions importantes d’une divinité dans l’Apologie se rapportent d’une façon indéterminée « au dieu », au singulier, et, une ou deux fois, simplement à des theoi (« dieux », au pluriel, sans l’article défini : 35d, 41d) <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn7> 8. Il se pourrait bien qu’il parle d’un dieu ou des dieux dans un sens tout à fait générique. Il pourrait presque être monothéiste. Il y a peu, ou il n’y a pas, d’indications que les dieux, c’est-à-dire les nombreux dieux particuliers, tout à fait individuels, que vénère la cité, représentent quoi que ce soit pour Socrate. Pourtant c’était là la principale charge contenue dans l’acte d’accusation, celle dont dépend tout le reste.

Comment le juré-lecteur consciencieux va-t-il interpréter le silence de Socrate sur ce point central à propos duquel nous devons nous faire une opinion ? Serait-il injuste de l’interpréter comme un aveu que l’accusation, telle qu’elle est présentée, est vraie ?

Ce que Socrate dit positivement à propos de la divinité est tout aussi accablant que ce qu’il ne dit pas. L’élément central de son propos est que son activité philosophique a été entreprise sur l’ordre de ho theos, auquel il n’est pas permis de désobéir (23c, 28d-30a, 33c; 37e). C’est ainsi qu’il interprète l’oracle. Ho theos exige de lui qu’il parcoure Athènes en posant ses questions et en montrant aux gens qu’ils ne savent pas ce qu’ils croient savoir. Socrate est un taon envoyé par les dieux pour piquer les Athéniens, et les exciter à se préoccuper de la vertu avant tout (29d-31b; 36c; 41e). Et la meilleure façon de manifester votre souci de la vertu est de consacrer chaque jour de votre vie à la discussion philosophique au sujet de la vertu. « Une vie qu’on n’examine pas ne vaut pas d’être vécue pour un être humain » (38a). Ho theos exige que chacun, chaque jour, s’emploie à questionner : à examiner et réexaminer les valeurs qui dirigent son existence.

En d’autres termes, ce qui importe à la divinité d’après Socrate, c’est avant tout deux choses : (1) que les hommes s’efforcent d’être vertueux, (2) qu’ils prennent conscience qu’ils ne savent pas encore ce que c’est que d’être vertueux, mais doivent le découvrir. Pour le dire encore autrement, la divinité de Socrate pose en principe que les valeurs reçues au sein de la communauté athénienne doivent être remises en question. Dans leur existence privée comme dans leur vie publique, les Athéniens ne vivent pas comme ils le devraient; l’Apologie est un long acte d’accusation qui retourne contre les Athéniens le grief d’injustice endémique. Peu de commentateurs modernes ont vu cela aussi clairement que l’auteur des lignes suivantes, tirées d’un ancien traité de rhétorique :

« Puisque nous en sommes aux discours délibératifs et judiciaires, vous pouvez trouver chez Platon aussi des exemples de plusieurs débats entremêlés, qui combinent d’une certaine façon toutes les branches de la rhétorique. L’Apologie de Socrate, comme son titre l’indique, a pour but premier (protasis) une apologie, mais c’est aussi une accusation des Athéniens, pour avoir traîné un tel homme devant le tribunal. Et la sévérité de l’accusation est cachée par la modération (tôi epieikei) de l’apologie; car ce qu’il dit pour sa défense constitue une accusation des Athéniens. Il y a là deux lignes directrices <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn8> 9 (sumplokai). Et voici la troisième : le discours est un éloge de Socrate, rendu moins inconvenant du fait qu’il apparaît comme exigé par les besoins de la défense. Telle est la troisième ligne directrice. Le résultat est qu’il y a deux thèmes judiciaires (hupotheseis) liés entre eux, l’apologie et l’accusation, en même temps qu’un thème encomiastique : l’éloge de Socrate. La quatrième ligne directrice, qui était, dans l’esprit de Platon, la plus importante, comportant une fonction délibérative ou exhortative, et un contenu philosophique, est celle-ci : ce livre est une proclamation exhortative (paraggelma) du genre d’homme que le philosophe devrait être. <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn9> 10 »

On a rarement résumé aussi bien l’Apologie.

Je suis certain que cet ancien rhétoricien a raison de dire que l’accusation est un thème aussi important que la défense. J’en veux pour preuve, en particulier, la section 31d-32e, où Socrate déclare qu’il est impossible à un homme qui a le souci de la justice de prendre part à la vie politique d’Athènes sans y périr (voir aussi 36 bc). La condamnation à mort, à la fin de l’Apologie, rappelle de la façon la plus frappante comment le vice et l’injustice dominent la cité (voir 39 ad). Mais tout ce que Socrate déclare à propos de la valeur de sa mission philosophique, implique une mise en accusation des Athéniens, qui résistent à cet appel à la vertu. Et, en formulant cet acte d’accusation, Socrate prétend parler au nom de la divinité. Ce que sa divinité attend des Athéniens, c’est qu’ils se soucient de la justice plus que de toute autre chose.

Mais Zeus n’attendrait-il pas la même chose? Oui et non. Dans l’Iliade, Zeus envoie Athéna pour faire rompre la trêve qui a été jurée en son nom (IV 71-72 et III 276-280, 298). Le moment venu, il punira la violation qu’il a lui-même décrétée (IV 168, 235-240). Apollon, le dieu de la médecine, est en même temps le dieu de la peste. Dans les relations et les activités des hommes auxquelles ils sont intéressés, les dieux traditionnels apportent le mal comme le bien <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn10> 11. Par contraste, la divinité de Socrate apparaît tout aussi résolue que Socrate lui-même.

Revenons maintenant à nos jurés consciencieux et honnêtes, qu’ils soient nombreux ou rares, auditeurs d’alors ou lecteurs d’aujourd’hui. Après avoir entendu tout ce que Socrate déclare à propos de ho theos, ils sont bien obligés de reconnaître que Socrate n’est pas atheos. Il est clair qu’on ne peut pas dire qu’il ne croit en aucune espèce de dieux. Il n’est pas dépourvu de croyance religieuse. Mais croit-il aux dieux auxquels croit la cité ? Partage-t-il la religion de la communauté athénienne ? Rappelez-vous à quel point le sentiment que la cité grecque a de sa propre identité est étroitement lié à ses pratiques religieuses et aux mythes qui les soutiennent. Si Socrate rejette la religion de la cité, il attaque la cité. Réciproquement, s’il dit que la vie publique et privée de la cité est entièrement pervertie, il attaque la religion de la cité : car sa vie et sa religion sont inséparables <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn11> 12. Que nos jurés se posent la question : que resterait-il de la religion traditionnelle (du Ve siècle), et par conséquent que resterait-il de la vie athénienne traditionnelle (du Ve siècle), si les gens se ralliaient à la conviction de Socrate, que ce qui importe à la divinité ce ne sont pas les rites propitiatoires, les sacrifices, fêtes ou processions, mais la pratique de la philosophie morale ? Je soutiens que nos jurés, en toute conscience, ne peuvent pas faire autrement que de se dire : Socrate a une religion mais ce n’est pas la nôtre. Ce n’est pas la religion des Athéniens.

L’affirmation la plus troublante est peut-être celle-ci, bien faite pour faire gronder le tribunal : Socrate est à l’abri de tout mal qui puisse venir des jurés; aucune des peines que ceux-ci infligent–la mort, l’exil, la privation de la citoyenneté–ne l’atteindra d’une façon qui importe. C’est eux, bien plutôt, qui auront à en souffrir–du fait de l’injustice qu’ils auront commise. Même un juré qui ne gronde pas pourrait être troublé par cela. La tâche du tribunal, ne l’oubliez pas, n’est pas d’admirer le courage de Socrate et la force de ses convictions; et encore moins de tenter, comme le font les commentateurs modernes, une reconstruction rationnelle de la philosophie morale de Socrate. C’est de juger si Socrate cause ou non un dommage à la cité, dont il affirme qu’elle ne peut pas lui causer de dommage. Et cette affirmation va clairement à l’encontre du sentiment de la culture traditionnelle, telle qu’il a été exprimé et transmis à travers les poètes. Et de fait, l’une des raisons pour lesquelles la poésie doit être censurée dans la cité idéale de la République, est qu’elle encourage l’idée qu’un homme bon et juste peut connaître le malheur et des dommages tragiques du fait de l’action divine ou humaine, et perdre ainsi son bonheur (379d-380b, 387 de, 392b et 364b; l’histoire de Zeus et Athéna rompant la trêve est condamnée en 379e).

La thèse que Socrate oppose à cette conception, bien entendu, n’est pas qu’il est impossible que vous perdiez votre fortune ou vos enfants, ou que vous soyez frappé par la maladie, etc., mais qu’un homme bon et vertueux se comportera, face à tout ce qui pourra lui arriver, de la meilleure façon possible, et tournera cela en un bien : « la vertu ne provient pas de ce que nous possédons, mais c’est grâce à la vertu que ce que nous possédons, et toutes choses en général, deviennent des biens pour les individus comme pour la cité » <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn12> 13 (30b). Et il est clair que, selon Socrate, on devient bon par ses propres efforts, en philosophant.

Or, c’est une opinion traditionnelle que les humains ne peuvent pas prospérer sans l’aide des dieux, et la forme typique de l’hubris (orgueil arrogant), c’est la conviction qu’on le peut. Lorsqu’Ajax se vanta de pouvoir réussir sans avoir besoin des dieux, et repoussa l’aide d’Athéna, la colère de la déesse le frappa de folie et de mort (Sophocle, Ajax 756-778). Le fait que le mot eudaimonia, que nous traduisons par « bonheur », signifiait originellement : « être favorisé par une divinité » (daimôn), se rattache à cette conviction. Dans le discours écrit, pourtant, Socrate est dangereusement près de déclarer que l’on doit et que l’on peut prospérer, atteindre l’eudaimonia, tout seul, sans l’aide du dieu ou des dieux. Le rôle de la divinité se réduit à un rôle ancillaire et consiste à protéger les justes–ou en tout cas à protéger Socrate, par le moyen du « signe divin »–de certaines conséquences concrètes imprévisibles de leur propre justice. Si le «signe divin» est un don réservé à Socrate (ce qu’implique la République en 496c), même alors, les justes ne souffriront pas de mal par manque d’une telle protection. Étant justes, ils préféreront toujours la mort plutôt que de commettre l’injustice, et ne regarderont jamais la mort comme un dommage qui importe. Mais la divinité ne peut pas rendre les hommes justes et vertueux. Elle peut seulement attendre que les hommes deviennent vertueux par leurs propres efforts, et c’est alors qu’ils ont sa faveur. Mais la question est de savoir si notre honnête juré ne pourrait pas estimer que c’est là l’hubris la plus épouvantable; et l’hubris ne jette-t-elle pas dans le malheur, non seulement l’individu hubristique, mais aussi sa cité ? La cité d’Athènes venait de traverser de terribles malheurs. Les jurés ne sont-ils pas menacés, directement ou indirectement, du fait d’avoir au milieu d’eux ce philosophe hubristique ?

J’ai soutenu que le dieu de Socrate exige une remise en question radicale des valeurs de la communauté et de sa religion. Je voudrais maintenant amener la discussion sur un plan plus théorique, à partir duquel nous pourrons parvenir à une meilleure compréhension de l’opposition entre la religion athénienne traditionnelle et la divinité résolue de la religion socratique. Le texte qui semble fait pour nous aider à atteindre cette compréhension, bien que nous ne sachions pas s’il a été écrit après l’Apologie, en même temps qu’elle, ou avant, est l’Euthyphron de Platon, auquel des éditeurs anciens ont donné pour sous-titre : « de la piété; genre probatoire ».

Euthyphron, dont Socrate va éprouver les opinions au sujet de la piété, intente un procès à son père. Dans leur ferme de l’île éloignée de Naxos, un valet de ferme a tué l’un des esclaves de la maison au cours d’une bagarre après boire. Le père d’Euthyphron a fait ligoter l’homme, l’a jeté dans une fosse, et a envoyé un messager à Athènes pour demander ce qu’il devait faire. Lorsque le messager revint, le valet était mort de faim et de froid. L’une des questions que le lecteur du dialogue est invité à se poser est la suivante : « Euthyphron agit-il de façon pieuse en portant plainte pour homicide contre son propre père au nom du valet de ferme ? ».

Le magistrat devant lequel Euthyphron est venu déposer sa plainte doit tenir une audience préliminaire à propos du procès intenté à Socrate, qui est accusé, comme il l’explique à Euthyphron, de corrompre les jeunes gens en inventant de nouveaux dieux et en ne croyant pas aux anciens. De sorte qu’une autre question qu’un lecteur du dialogue est invité à se poser est : « Socrate est-il coupable d’impiété ? ».

Il est clair que les deux questions doivent être considérées ensemble. Elles incitent à opposer les normes de l’ancienne religion, ardemment–voire fanatiquement–défendues par Euthyphron, et celles de la religion socratique. On pourrait difficilement imaginer un contexte plus dramatique pour la question qui fait le thème philosophique du dialogue : « Qu’est-ce que la piété et l’impiété, par rapport au meurtre et par rapport aux autres choses ? » (5 cd).

La première réponse correctement formulée faite par Euthyphron à la question : « Qu’est-ce que la piété ? », est : « la piété est ce qui est agréable aux dieux » (6e). Si vous entendez par « définition » ce que bon nombre de philosophes modernes entendent par là, c’est-à-dire une analyse de la signification du mot dans son usage courant, alors la définition d’Euthyphron vaut toutes celles que l’on peut trouver dans le corpus platonicien. La religion grecque se préoccupait beaucoup de se rendre les dieux propices et de leur être agréable. La difficulté était : comment les humains peuvent-ils savoir ce que veulent les dieux ? Pire encore, des divinités différentes veulent souvent des choses différentes et incompatibles, comme dans le cas de l’Hippolyte d’Euripide, pris sous les feux croisés de la déesse vierge Artémis et d’Aphrodite, déesse de l’amour. Il peut arriver que le conflit des obligations religieuses soit tragiquement insoluble.

Plus troublante encore est l’éventualité d’un conflit entre différents aspects d’une même divinité. Dans un moment difficile, lors du retour de son expédition, Xénophon sacrifie à Zeus Basileus (Zeus Roi) et accomplit scrupuleusement ce que les entrailles prescrivent (Anabase VII 6 44). Peu de temps après, et alors qu’il se bat toujours, il apprend d’un voyant que ses difficultés proviennent de Zeus Meilichios (Zeus Miséricordieux) : il n’a pas sacrifié à celui-ci (VII 8 4) <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn13> 14.

Dans l’Euthyphron, il suffit à Socrate de s’appuyer sur le premier type de conflit. Non pas sur l’inconséquence d’un dieu individuel, mais sur le fait que les dieux se querellent et sont en désaccord–du moins d’après les histoires auxquelles croit Euthyphron. Socrate a déjà dit sa réticence à admettre les récits religieux de sa communauté (6 ab–un aveu très révélateur pour la question qui nous occupe). Mais, étant donné les croyances d’Euthyphron, Socrate est autorisé à argumenter ainsi :

« Il ne serait pas étonnant qu’en châtiant ton père comme tu le fais, ton action plaise à Zeus (qui a enchaîné son père Cronos pour avoir dévoré ses propres enfants), mais déplaise à Cronos et à Ouranos (le grand-père de Zeus, castré par Cronos), qu’elle plaise à Héphaïstos mais déplaise à Héra, et de même pour chacun des dieux qui peuvent être concernés par cette question » (8b).

Bref, les mêmes actions peuvent être à la fois pieuses (parce qu’agréables à certains dieux) et impies (parce que détestées par d’autres).

Il n’est pas nécessaire de vous rappeler que ces mêmes récits de dieux et de déesses se faisant violence les uns aux autres sont l’exemple paradigmatique de ce qui doit être censuré par les autorités dans la cité idéale de la République (377c-378d), qui n’autoriseront même pas une interprétation allégorique de ces récits fondamentaux de la religion grecque. Platon n’ignorait pas qu’il proposait une reconstruction idéologique de la tradition grecque tout entière. Ce qu’Euthyphron, en sa qualité de porte-parole fanatique de l’ancienne religion, aurait dû répondre, une fois mis devant la conclusion socratique que la même action peut être à la fois pieuse (parce qu’agréable à certains dieux) et impie (parce que détestée par d’autres), c’est : « Oui, c’est la vie. Rappelle-toi l’histoire d’Hippolyte ». Au lieu de cela, Platon se prévaut de la toute-puissance de l’auteur, et son Euthyphron accepte que Socrate modifie la définition de la piété, qui devient désormais : « Est pieux ce qui est agréable à tous les dieux. »

Cette modification est fatale. Pourquoi avoir plusieurs dieux, s’ils pensent et agissent comme un seul ? Si cette définition corrigée de la piété devait obtenir l’approbation des Athéniens, elle détruirait la religion de la communauté, et le sentiment qu’elle a de sa propre identité.

Mais le pire est à venir. Socrate demande : est-ce que les dieux aiment ce qui est pieux parce que c’est pieux, ou bien est-ce que c’est pieux parce que c’est agréable aux dieux ? Cette question est l’ancêtre de celle qui a occupé les théologiens à une époque plus récente et monothéiste : est-ce que Dieu commande le bien parce que c’est le bien, ou est-ce bien parce que Dieu le commande ? Une argumentation complexe et abstraite, mais qui a eu une influence énorme, force Euthyphron à accepter le premier membre de l’alternative et à rejeter l’autre. Il admet que ce qui est pieux est agréable aux dieux parce que c’est pieux, et non l’inverse. C’est là un nouveau coup porté à la religion polythéiste traditionnelle. La piété devient une qualité morale, antérieure à l’agrément ou au désagrément divin et indépendante d’eux. Non seulement tous les dieux pensent et agissent comme un seul, mais tous, de façon déterminée, aiment la vertu et détestent le vice. Si vous voulez savoir comment être agréable aux dieux, la philosophie morale vous en instruira mieux que les sortes de divination auxquelles Xénophon était contraint de se fier.

De tels dieux n’auraient jamais provoqué la guerre de Troie, qui remonte, vous vous en souvenez, au jugement de Pâris et à la promesse d’Aphrodite : s’il lui attribuait le prix de la beauté plutôt qu’à Héra ou Athéna, elle lui donnerait l’amour d’Hélène, l’épouse de Ménélas. Et où en serions-nous maintenant s’il n’y avait pas eu la guerre de Troie ? J’ai envie de dire qu’avec des dieux aussi résolument moraux que le dieu de Socrate, la culture grecque aurait été impossible et, par conséquent, la civilisation occidentale ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Pour dire la même chose d’une façon moins grandiloquente, on peut citer Gregory Vlastos :

« Que resterait-il d’elle [Héra] et des autres habitants de l’Olympe s’ils devaient observer les normes contraignantes de la vertu socratique, exigeant de chaque agent moral, humain ou divin, qu’il agisse seulement pour faire du bien, jamais du mal à autrui, sans tenir compte des provocations? Soumis à ces austères exigences, les dieux de la cité seraient devenus méconnaissables. Les transformer sur le plan éthique aurait été ni plus ni moins détruire les anciens dieux pour en créer de nouveaux–ce que Socrate considère précisément comme l’essentiel de l’accusation portée contre lui dans son procès. » <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn14> 15

Revenons, donc, au procès. La question qui nous est posée, en tant que jurés-lecteurs de l’Apologie, n’est pas de savoir si Socrate a une religion meilleure que celle des Athéniens, mais si Socrate croit aux dieux de la cité. La discussion de l’Euthyphron peut–ou non–vous inciter à vous ranger intellectuellement du côté de Socrate; mais c’est Socrate lui-même qui a déclaré au début de l’Apologie qu’un bon juré ne doit considérer rien d’autre que le caractère juste ou injuste du cas qui lui est soumis. Et le chef d’accusation est que Socrate cause un tort à la cité en rejetant sa religion, en ne croyant pas aux dieux auxquels croit la cité, et en corrompant les jeunes gens qu’il incite à ne pas croire, eux non plus, à ces dieux. Je vous le demande donc encore une fois : est-il coupable ou non coupable des faits qui lui sont reprochés ?

[Le résultat du vote à Genève fut cette fois de 26 voix contre Socrate et quelques-unes en sa faveur, et un bon nombre d’abstentions. Des versions antérieures de cet exposé ont obtenu, de façon invariable, un semblable revirement d’opinion. Une bonne illustration des critiques sévères de Platon contre la puissance de la rhétorique.]

Après le verdict, la sanction. Dans l’Athènes antique, le tribunal devait également se prononcer sur ce point, et les jurés acceptèrent la proposition de l’accusation, la mort. Bien que j’aie soutenu que Socrate était coupable des faits qui lui étaient reprochés, je ne souhaite certainement pas être associé à la seconde décision du tribunal, celle d’infliger la peine de mort. Ce que je voudrais faire, pour donner une conclusion à cet exposé, c’est mettre l’affaire Socrate en rapport avec un événement tragique récent de notre société.

Socrate fut mis à mort par, et au nom, d’une religion traditionnelle qui était à la fois polythéiste et, disons, pas particulièrement centrée sur ce que nous appellerions la moralité. Au livre X des Lois, préconisant une société idéale dans laquelle les dieux sont conçus, dans des termes que Socrate approuverait volontiers, comme «bons, et honorant davantage la justice que ne le font les humains» (887b), Platon n’hésite pas à prévoir la peine de mort pour ceux qui refuseraient d’adhérer au credo de la nouvelle religion, s’il est impossible de les guérir de leur refus d’y adhérer (909a). En ce sens, la nouvelle religion inaugurée par Socrate et Platon se révéla encore moins tolérante que l’ancienne. Nous savons que le christianisme n’a pas fait mieux. Il y a quelques années, un journal anglais (l’Independent) a publié une lettre dans laquelle le Pape de l’époque de la reine Élizabeth Ière assurait deux nobles catholiques anglais qu’ils ne diminueraient pas, mais accroîtraient leurs espérances de béatitude éternelle au Paradis s’ils assassinaient la Reine, chef de l’Église d’Angleterre.

Dans ce cas, bien sûr, il s’agissait d’un conflit entre deux variétés du christianisme. Mais dans l’univers fictif des Versets Sataniques de Salman Rushdie, nous retrouvons un affrontement entre une religion polythéiste traditionnelle et un nouveau monothéisme extrêmement moral. Dans tout ce qui a été écrit à propos de l’affaire Rushdie, il ne me semble pas qu’on ait assez souligné que les scènes de blasphème –désormais célèbres–à l’intérieur du rêve de Gibreel, ne sont pas une insulte gratuite à l’adresse du Prophète et de ses épouses, mais un acte symbolique de résistance passive de la part des adhérents de l’ancienne religion polythéiste après que celle-ci eut été interdite par le Prophète, les statues de leurs anciennes divinités renversées, et leurs temples fermés. « Il existe plus d’une façon de refuser de se Soumettre » <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn15> 16 (p. 381). La sentence de mort qui, dans le rêve du roman, est effectivement exécutée sur la personne de Baal, le poète qui est au cœur de la résistance, anticipe dans la fiction la sentence prononcée contre Rushdie dans le monde réel d’aujourd’hui–ce monde dans lequel il était opportun de rappeler aux lecteurs de l’Independent les conflits religieux de leur propre passé européen.

Aussi bien Socrate que les païens de Rushdie parlent et pensent d’une façon que la religion adverse ne peut pas considérer autrement que comme un blasphème impie. Mais la réciproque est vraie également : la piété de l’un est impiété pour l’autre. L’Euthyphron pose les fondements de la dénonciation par Platon lui-même, dans la République, de l’impiété de la religion grecque traditionnelle, dénonciation sur laquelle se fonde ensuite la célèbre proposition de censurer et de supprimer la littérature. Euthyphron lui-même est sans doute un enthousiaste et un fanatique, mais ce dont il est un enthousiaste, c’est la religion traditionnelle (dans le Cratyle, sa « compétence » le rend capable d’interpréter la signification et le sens des noms d’innombrables dieux). Numénius d’Apamée (second siècle de l’ère chrétienne), le premier philosophe platonicien à s’être intéressé à la Bible, imagina que Platon avait choisi un personnage « aussi vaniteux et borné » pour pouvoir critiquer « la théologie des Athéniens » sans encourir le destin de Socrate (fragment 23 Des Places). Une idée fantaisiste, peut-être, mais plus juste que celle qui nie toute connexion entre les conceptions d’Euthyphron et le fondement religieux de l’accusation d’impiété portée contre Socrate <http://methodos.revues.org/document49.html#ftn16> 17.

Il est peut-être moins évident que l’Apologie est du même côté que l’Euthyphron et la République. Nous sommes tellement habitués à la lire comme le témoignage de quelqu’un qui meurt pour la liberté d’examiner, et la liberté de proclamer sur la place publique les résultats de l’examen, si dérangeants qu’ils puissent être pour les opinions reçues. Et de fait moi aussi, en libéral impénitent, je préfère penser que le Socrate de l’histoire est mort pour la liberté de pensée et de parole. Mais je parle ici du Socrate de l’Apologie de Platon. Et il ne fait aucun doute qu’il y a, entre l’auteur de l’Apologie de Socrate et l’auteur de l’Euthyphron, de la République et du livre X des Lois, une relation d’identité.

Cela m’amène à une dernière suggestion, sur laquelle je voudrais prendre congé de vous. Je la proposerai seulement comme une possibilité que je soumets à votre réflexion, une hypothèse plutôt sombre quant au verdict que Platon avait en vue en écrivant l’Apologie. Ce verdict était :

– Oui, Socrate était coupable de ce dont on l’accusait, de ne pas croire aux dieux traditionnels et d’introduire de nouvelles divinités. Mais que révèle le fait qu’un homme aussi excellent que Socrate soit coupable d’impiété selon la loi athénienne ? L’impiété de la religion athénienne. Ce que les Athéniens, du point de vue de cette religion, ne pouvaient pas voir autrement que comme un tort fait à la cité, était une faveur du vrai dieu, qui leur adressait un envoyé pour améliorer leur âme et les instruire dans une religion meilleure. Ils ont jugé comme ils ont jugé –et ils ne pouvaient pas faire mieux– par ignorance. Car ils avaient une religion fausse, et lui était le premier martyr de la vraie religion. De sorte que ce que nous, lecteurs de la plaidoirie brillante et émouvante de Platon, devrions faire, c’est nous joindre à lui pour promulguer la nouvelle religion, et–in cauda venenum–si nous parvenons au pouvoir politique, rendre cette nouvelle religion obligatoire pour tout le monde, et en particulier pour les poètes.

 
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