JOSÉ AUGUSTO MOURÃO

Interculturalité et mondialisation

La textualité dans la pratique de l'hyperfiction (3)

 

   
Texte et intertexte
 

Olivier Ertzscheid dissipe ce qui apparaît comme une double confusion : celle des définitions des notions d'hypertexte et d'intertexte, et celle de la perception des réalités qu'elles recouvrent aujourd'hui au vu des définitions données par exemple par Landow (1990, p. 426) (1). Le contexte, l'environnement intellectuel et théorique qui ont présidé à la naissance de ces deux termes sont radicalement différents. Il y aurait pourtant avantage à les maintenir pour rendre compte de ce qui semble lié: lexies, textes, œuvres. Tout texte est un montage de textes cités, mentionnés, évoqués, et disposés dans une sorte de “profondeur” textuelle. Voilà ce à quoi nous reconduit le concept de intertextualité.

La question de l'hypertexte s'ouvre sur celle de l'interaction, d'un côté, entre les discours et de l'autre entre les technologies des medias. «L'intertextualité demeure, mais comme épiphénomène d'une organisation hypertextuelle des textes qu'elle englobe» (2). Dans la pratique hipertextuelle il n'y a pas d'énonciation strictement individuelle, mais plutôt des ré-énonciations individuelles d'un substrat textuel et culturel collectif. J. Fontanille propose qu'on traite la polyphonie (qui concerne le discours) comme l'intertextualité (qui concerne le texte) tout comme le discours rapporté, suivant les différentes modalités de la prise en charge d'une énonciation à l'intérieur d'une autre énonciation; les divers mécanismes et niveaux de débrayage et d'embrayage, en fournissent alors toute la variété (3).

Avec l'hypertexte, c'est le texte lui-même, avec son dispositif formel, ses plans d'énonciation, ses segments textuels qui sont mis en branle. Dans la logique, si le texte-source nourrit le contenu du texte cible, ce dernier, en revanche, transforme, déforme, adapte le premier. L'analyse intertextuelle s'intéresse donc á la déformation cohérente imposée par la cible à la source – et là, on est en plein domaine de la praxis énonciative, qui relève de la sémiotique du discours. Le terme de praxis énonciative recouvre ici l'ensemble des opérations par lesquelles des textes, des formes, des motifs sont convoquées, sélectionnées, manipulées, transformées, voire inventées par chaque énonciation particulière.

Umberto Eco propose au–delà d'une esthétique combinatoire, une esthétique de l'œuvre ouverte – celle d'une exploration du champ des possibles, d'une découverte d'"hypothétiques éventuels". Le hasard peut être guidé, et la Nature nous en offre un bel exemple avec la reproduction sexuée. Selon la théorie de l'évolution de Darwin, une population qui mélange ses gènes au hasard pour se reproduire évolue positivement si elle favorise la survie de ses membres les plus aptes, car ceux-ci passeront à leur descendance des combinaisons qui réussissent. Les mutations aléatoires permettent de ne pas limiter le choix à une solution optimale locale (une «élite») mais autorise toute expérience, même si elle est vouée à un échec certain.

Si le traitement actuel de l'intertextualité en sémiotique privilégie la dimension textuelle et néglige la dimension discursive, il n'en va pas de même pour l'hypertextualité qui privilégie la dimension discursive (les systèmes de valeurs, les actes de langage). Il y a des propriétés qu'on peut qualifier de sémiotiques qui constituent des qualités plus stables et reconnaissables qui apparaissent sous la forme de schémas . Un des objectifs d'une approche sémiotique des faits intertextuels sera donc de dégager ces schémas qui circulent entre les discours. La circulation des formes sémiotiques entre les discours n'est pas seulement une “circulation”; elle nécessite une forme médiatrice, que Fontanille appelle le schéma intersémiotique (4) qui est construit par l'interaction entre les intertextes.

La définition que convient le plus à la nouvelle forme textuelle en route est peut-être celle que propose Peirce. Comment saisir dans la logique peircéenne un texte littéraire alors que cet objet nous est donné comme un tout construit, voire structuré, et que, de plus, toute la pensée peircéenne est axée sur l'idée de transformation, d'inachèvement, voire d'instabilité? Le texte n'est, dans cette optique, qu'un moment, une phase à l'intérieur d'un mouvement sémiotique qui l'englobe, le précède et le dépasse. Le texte n'existe alors que comme un “entre-deux ” (5). La ( priméité ) a quelque chose d'inaccessible et d'insaisissable. L'aboutissement du travail du signe, du mouvement de la sémiose, c'est la construction d'un objet dynamique – ce que Gérard Deledalle appelait le tout du signe. Le texte littéraire est un représentamen complexe où s'inscrivent des enjeux de différentes natures logiques.

Le lecteur de l'hypertexte, tout comme n'importe quel lecteur, doit, au préalable se créer son propre matériau sémiotique qui sera très diversifié, ressemblant tantôt au matériau donné, tantôt au matériau évoqué. C'est là d'ailleurs le sens étymologique du mot lire qui, en latin ( legere ), signifie cueillir : des valeurs constituées, des représentations d'objet, les désagréger, en faire des signes virtuels pour en constituer de nouvelles représentations. De par sa participation au Mind collectif, le lecteur fait appel à l'altérité, la convoquant au titre d'interprète ; à ce titre, il fait exister le discours du museur (en somme les histoires que lui racontent ces romans) dans son propre travail de scribe . Le travail de la lecture force le lecteur à habiter le passé de l´histoire á peine esquissée, le présent de son travail de déstabilisation des signes, et l'avenir de son intégration dans l'ordre de la signification, ce qui, éventuellement, conduira à un renouvellement et de l'imagination et des valeurs symboliques.

 
The Atrocity Exhibition (1969) (6)
 

Ballard est l'auteur-"culte" parmi les amants de la technoculture et les fans du heavy metal . Il est aussi le proph è te qui fait un prognostic terrible sur la forme que l'avenir va prendre. Pendant quarante ans cet auteur prot é ique a d é montr é que la r é alit é consiste uniquement en des “fenêtres” ou des r é cits comp é titifs et contradictoires. Quelque chose que l'hypertexte nous donne aujourd'hui à voir. Son objectif est d'isoler les niveaux qui s'assemblent pour cr é er des images afin de magnifier les fragments, comme il l'explique en 1968: “Les é l é ments fictifs de l'exp é rience se multiplient à tel point qu'il est presque impossible de distinguer entre le vrai et le faux ”. C'est ainsi que s'installe la crise de la l é gitimit é . Les comp é titeurs majeurs du romancier sont aujourd'hui les médias et la publicit é .

On lit les romans de Ballard comme des études psychiatriques de "cas". The Atrocity Exhibition c'est un roman-collage diffèrent de tout autre. Écrit entre 1967 et 1969, le roman montre des environnements fragmentaires, des états et des “situations”: accidents de voitures, perturbations mentales, des expériences de laboratoire, des salles d'hôpitaux de maladies mentales; il rassemble des symptômes psychiques, il consiste en “épisodes” plus qu'en chapitres. Le personnage principal n'est pas un héros, mais un anti-héros, atterré par des catastrophes dont il a été le témoin. Son identité est que son nom change a chaque épisode: Talbot, Travis, Travers, Traven.. Les romans- collage de Ballard juxtaposent des strates narratives, au lecteur de les armer et de les déchiffrer; on en fait quelque chose quand on zappe à la télévision, absorbant de multiples couches narratives. La Foire aux atrocités est la meilleur application de ce procédé transfèrant un procès visuel dans le média imprimé. Paru en 1969, The Atrocity Exhibition fut une "grenade à fragmentation". Burroughs, qui préfaçait l'édition américaine notait alors que Ballard, comme Rauschenberg en art, s'attachait à «littéralement faire exploser l'image. Comme les gens sont faits d'images, nous avons affaire à un livre littéralement explosif» . La mort de Kennedy domine toute La Foire aux atrocités et l'énigme centrale que le héros – T - ,le psychiatre qui fait une dépression nerveuse, tente de résoudre. L veut tuer Kennedy une seconde fois, mais d'une manière qui ait du sens. Un mélange d'hédonisme, de guerre et de violence politique fait de ce livre un livre-explosif.

Balard définit les épisodes de La Foire aux atrocités comme des «romans condensés». Le titre même nous invite à y voir les tableaux d'une exposition. C'est l'exemple rare d'une littérature surgie de la peinture, plutôt que de la littérature même. Balard s'explique là-dessus de la façon suivante: «Un récit linéaire traditionnel ne rendait pas justice au "mix" brûlant des années 60. Une telle quantité de matériaux sans lien apparent se déversait dans nos têtes; la réalité était un kaléidoscope excitant, mais souvent menaçant, branché directement sur notre système nerveux central. Il me fallait une narration à plusieurs niveaux, qui me permette de faire des sauts rapides dans le flot d'informations, de basculer à grande vitesse d'une bande d'actualités sur un village vietnamien bombardé au napalm à une pub pour rouge à lèvres, à une conférence sur la chirurgie du cerveau» (7).

Le lecteur est invité à une sorte de lecture aléatoire. On aboutit à une «fiction non-narrative». Disons encore que l'on trouve dans le livre autant de narrations qu'on peut en voir ou en recomposer dans un tableau, fût-il surréaliste. L a bonne façon de lire Atro city Exhibition au dire de l'auteur est de commencer n'importe ou, tout comme si, entrant dans une chambre d'hôtel, on al lumait la télé. «Si quelque chose vous intéresse, allez explorer les textes voisins, vous y trouverez peut-être autre chose sans lien apparent, mais qui éveillera tout de même une ré sonance dans votre imagination. Tôt ou tard, un tableau va appa raître, un « méta-récit» assemblé par le lecteur, à la manière dont il lirait un magazine qui ne lui est pas familier. Alors, ne commencez pas au début et ne lisez pas comme si c'était Guerre et Paix » (ibidem, p. 85).

Il n'est pas sans int é r ê t de noter que les “romans condenses” qui composent La Foire aux atrocités avaient pour une bonne part é t é publi é s a l' int é rieur d'un genre; la SF, où l'auteur avait d é jà un pass é prestigieux – et d'une revue, New Worlds. Mais avec ces histoires, les frontières du genre volaient en é clats. La Foire aux atrocités couvre globalement tout le siècle XX avec le défilé de gaz nerveux, génocides, Hitler, Hiroshima et Vietnam. Chez lui, une métaphore qui traverse aussi le monde du Réseau: le «système nerveux central» avec des résonances physiques et politiques. En question Ballard montre comment les synapses et les neurones se voient affectés par les réseaux invisibles du pouvoir: contrôle, hiérarchie et intelligence tout converge.

 
 
Notes

(1) Olivier Ertzscheid, «L'hypertexte : haut lieu de l'intertexte», in:
http://www.larevuedesressources.org/article.php3?id_article=27.

(2) Ibidem, p. 10.

(3) Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature, PUF, 1999, p. 129-130.

(4) Ibidem, p. 131.

(5) La phanéroscopie rend compte avec précision de cette image d'un “entre-deux” logique.

(6) La Foire aux atrocités traduit de l'anglais par François Rivière. Préface de William S. Burroughs, Ed. Tristam, 2003. Pilonnée toute la première édition, la seconde édition parait en 1990, augmentée de deux épisodes et de commentaires de l'auteur. C'est cette édition qui parait en France.

(7) L'expo Ballard, propos recueillis par Robert Louis in Magazine littéraire, nº 425 Novembre 2003, p. 85.