CONSTANTINA SPILIOTOPOULOU
La création de la génération poétique après guerre intéresse toujours la critique. Si nous prenons comme critère la date de naissance et la date de publication, nous considérons qu’il s’agit d’une génération multiple et à l’image de son époque: on ne peut l’enfermer dans les frontières d’une définition. [1] Une œuvre abondante, riche en symboles, créée dans un contexte culturel et politique particulier ne peut que donner d’innombrables possibilités d’interprétation sur des thèmes dominants littéraires comme la résistance et le devoir. D’un autre côté, l’accroissement remarquable du nombre de femmes de lettres dans la société grecque après la Libération laisse entrevoir que cette époque constitue un moment charnière dans l’histoire de la littérature des femmes et de leur place dans le champ littéraire. Si nous prenons la période butoir après guerre comme point de départ, c’est parce que, pour la création poétique littéraire au féminin, “une palingénésie littéraire” est souvent signalée. Est-ce seulement une question de “sensibilité”, de climat? Nous ne le pensons pas.
Cette émergence significative des écrivaines correspond par ailleurs au moment où les femmes font pour la première fois massivement leur entrée dans la sphère publique qui, de surcroît, paraît indissociable de leur participation à la Résistance contre l’occupation nazie. Situées entre le devoir individuel et le devoir collectif, entre la politique et la littérature (l’action politique est un échec, l’écriture est un refuge), ou entre l’identité nationale et les mythes universels liés à leur identité sexuelle, les poétesses suivent parfois des chemins originaux dans un univers poétique prédéfini.
Nous avons tâché d’en extraire des œuvres pertinentes, tant du point de vue de la place qu’elles et leurs auteures occupent dans le champ littéraire grec, que du point de vue de notre problématique. Si l’histoire nationale devient le théâtre d’une mythologie et d’une mémoire féminines dépositaires d’un passé collectif quelque peu “revisité” par l’imaginaire féminin, le devoir et la résistance sont aussi, à titre personnel, des espaces de la quête identitaire des écrivaines. La transformation effective du rôle des femmes et de leur identité amène à interroger de manière critique la représentation qui en a été donnée en ce qui concerne la poésie. En détruisant un ordre symbolique, la Résistance en appelle naturellement un autre: l’événement déclencheur qui conduit à l’écriture; elle oblige la poétesse à sortir de son rôle et à s’engager dans le présent. Entre le représentable et l’irreprésentable se crée un espace d’exploration de toutes les possibilités d’aborder l’image réelle de la Résistance.
Dans ce contexte, la poésie féminine grecque se situe à la croisée d’au moins trois phénomènes: la place centrale, et parfois encombrante, qu’occupe la tradition poétique grecque dominée toujours par les figures de Solomos, Kalvos, Palamas, Kavafis, Sikelianos, Seferis, Ritsos etc., la prééminence accordée à la poésie en raison de son rapport conflictuel à l’Histoire; enfin, l’épanouissement d’une tradition poétique spécifiquement féminine jusquelà largement ignorée. Dans la plupart des cas cependant, ces trois événements sont traités séparément par la critique. Dans le discours poétique en question, la résistance et le devoir ont souvent été pensés en fonction l’un de l’autre. Cette mutuelle dépendance pourrait être le point de départ de notre lecture. L’idéal d’adéquation de la parole poétique à la réalité concrète que nous avons choisi de désigner par le terme de résistance trouve indubitablement sa source à la Résistance du peuple contre l’occupant. Dans la rhétorique officielle et populaire, la Résistance s’appelait “lutte de libération nationale”. La poétique de la Résistance a cette supériorité sur l’ancienne pensée aristotélicienne de la littérature, qu’elle prend l’écrit au sérieux: comme un vécu et un témoignage. C’est l’exemple de nos poétesses. Non ornement mais vivre.
Ainsi, il nous a paru intéressant de rendre compte d’une poétique de Résistance qui pourrait s’entendre de deux manières: En premier lieu, une mise en œuvre de cette poétique, dans une acception objective: dans le contexte grec, ce mot reste fortement connoté et suggère surtout l’idée d’une opposition de la part du peuple à l’injustice et à la tyrannie. En deuxième lieu, la “rébellion /résistance” de la part des écrivaines qui apparaît dans la poésie par rapport aux rapports sociaux de sexe est la marque d’une “poésie au féminin” qui a vraiment pris de l’ampleur plus tard. Cette rébellion apparaît sous l’influence de la conjoncture historique et s’inscrit à plusieurs niveaux dans l’exploration de zones culturelles taboues ou taxées jusqu’ici d’insignifiantes. A notre sens, “la rébellion/résistance” et l’opposition à l’ordre établi ont existé avant la Deuxième Guerre mondiale dans la littérature féminine grecque. Mais ces idées exprimées par la parole fondatrice des poétesses après guerre prennent de l’ampleur dans les années 60. Des jeunes poètes sont venu (e)s vers elles, souvent fasciné (e)s par la force de l’œuvre et en partie à cause de leur engagement. Pourtant la dénomination “littérature de la résistance” [2] fait son apparition après 1945 et renvoie au terme d’abord utilisé par les lettres françaises avant cette date et à la réception des poètes français de la Résistance (P.Eluard, L.Aragon, R.Char).
Dans sa totalité, la production poétique après guerre peut se diviser en trois courants, concernant tant les formes poétiques que la thématique: a) Poésie politique et sociale, b) poésie existentielle, b) poésie de tendances surréalistes. [3] Les composantes de l’héritage légué par la poésie après guerre à l’histoire de la littérature grecque moderne sont sans doute complexes, si elles ne sont pas parfois contradictoires. En tout cas, on pourrait affirmer que parfois ces catégories coexistent. Le critique littéraire Vassos Varikas est le premier à avoir parlé d’une poésie de la Contestation après la Deuxième Guerre mondiale. Une poésie de la Contestation scindée, de manière très générale, en trois périodes socio-historiques: de la première décennie après guerre liée à Poésie de la Résistance, suivi de la période de la Poésie de la Déception ou de la “génération perdue” et pour les années suivantes d’une poésie “anticonformiste”. Une typologie assez simple mais qui nous sert à classer les femmes poètes de la génération après guerre et de leurs épigones. [4] Les poètes de la Résistance, hommes et femmes, et leurs parcours apparaissent ainsi comme des figures qui peuvent mobiliser de puissants récits et cristalliser de multiples représentations, revendications de mémoire, rêves et espoirs. Certes, il est possible de les lire souvent comme des vies parallèles. [5] Ces poètes ne sont pas hors d’atteinte; ils et elles se mettent toujours en danger au moins jusqu’en 1974, date de la chute du régime des colonels. Ils et elles sont menacé(e)s, risquent l’interdiction, l’emprisonnement ou l’exil et payent leur engagement à la cause de la liberté du peuple grec par de multiples arrestations et internements. Mais en s’impliquant ainsi, les poètes des deux sexes se déplacent sur une autre scène, celle de la parole qui enchante et celle des symboles qui toujours échappent à la censure. Sous le poids de la censure, au contraire, la poésie tend aisément à s’épanouir.
Les poétesses se sont formées comme leurs confrères intellectuellement durant les années d’occupation, période qui imprime leur poésie. L’Occupation et la Résistance les marquent profondément. Ce cadre général étant posé, selon notre point de vue, le cheminement de l’histoire poétique féminine subit les influences de l’héritage littéraire national et parfois international mais ne se trace pas clairement à partir d’écoles et de mouvements littéraires.
La participation de quelques-unes à la Résistance, les vides apocalyptiques laissés par la Deuxième Guerre mondiale, la guerre civile et la résistance intérieure du mouvement de la gauche se transforment, par la voix poétique, en résurrection du sens et en reconstruction des valeurs. D’abord, cette poésie parle du surgissement lié à une insurrection collective du peuple grec, dans un moment donné de l’histoire qui n’avait pas duré longtemps mais qui avait cependant laissé des traces significatives. Les poétesses – comme les poètes – se sont dévouées à la cause patriotique avec un bel acharnement et certaines militaient dans l’arène politique. Le fait que certaines des jeunes résistantes étaient des poétesses visionnaires – en particulier Sofia Mavroeidi Papadaki, Rita Boumi Papas et Victoria Theodorou – ne peut que renforcer le parallélisme entre l’identité poétique et l’identité féminine. En outre, seule la politisation des auteurs femmes des années de la Résistance, et plus tard de la Dictature des colonels, peut se comparer, en solidarité, connivence et amitié, manifestes et interventions, à ces regroupements de poètes hommes et femmes qui jalonnent l’histoire des ruptures idéologiques et esthétiques. Un profil littéraire qui a sûrement influencé les plus jeunes.
Quoi de commun, en effet, entre des poétesses, certes contemporaines, mais ayant évolué dans des sphères sociales, politiques et parfois géographiques si différentes? Entre l’univers poétique plutôt stable et homogène de Sofia Mavroidi Papadaki (1898-1977), Rita BoumiPapas (1906-1984), Victoria Theodorou (1926), Melissanthi (1910-1990) et celui, hétérogène, aux frontières toujours mouvantes d’Eleni Vakalo (1921-2001) et Matsi Chatzilazarou (1914-1987)? Tout d’abord, elles ont soumis toute leur vie –et celle de ses leurs proches – aux exigences de la littérature. La plupart d’elles tombent dans la poésie très jeunes, écrivent constamment et publient pendant plusieurs décennies. Sofia Mavroidi Papadaki publie son premier poème en 1930 et son dernier roman (pour enfants) en 1973, quatre ans avant sa mort. Rita Boumi-Papas apparaît dans les lettres grecques en 1919 dans une revue pour enfants, et en 1976, elle nous rend sa dernière publication. Victoria Theodorou –se présente pour la première fois dans la poésie en 1957– elle continue encore à écrire et publier. Eleni Vakalo publie en 1944 ses premiers poèmes dans la revue “Νέα Γράμμαηα” [Des Lettres Nouvelles] et jusqu’en 1997 elle a publié quatorze recueils de poèmes.
Ce phénomène considérable surprit les contemporains, les critiques littéraires et les historiens de la littérature. La plupart des réceptions des œuvres des hommes poètes de la même période insistent sur l’engagement du poète dans l’histoire et sur l’inscription de cet engagement dans la quête de l’identité poétique. Cependant l’œuvre des femmes poètes reçoit un accueil contradictoire. En plus, en tenant compte de la bibliographie récente, il faut signaler que les critiques et les anthologies poétiques ont privilégié certains poètes connus de la période comme Manolis Anagnostakis et Giannis Ritsos et moins souvent des femmes. Mais en même temps la poésie féminine est souvent qualifiée de qualité par le lectorat et les critiques essentiellement masculins.
La lutte armée fut doublée d’un combat de la plume. La poésie écrite par les femmes y tient une place considérable et semble égaler en quantité et qualité celle de leurs homologues hommes mais elle reste inconnue à l’étranger et connaît une réception limitée en Grèce. Le premier exemple qui vient immédiatement à l’esprit est le parcours poétique de Sofia Mavroidi Papadaki. Son lyrisme loin de se réserver à la parole intime et privée qu’on trouve dans ses poèmes avant la guerre, s’enracine dans la circonstance historique et prend au cours de la période en question une coloration héroïque de plus en plus marquée comme dans son recueil Της νιόηης και ηης λεσηεριάς [De la jeunesse et de la liberté]. Un chemin poétique pareil à celui, par exemple, de Rita Boumi Papas ou de Victoria Theodorou. Elles sont toutes à la recherche d’une forme poétique apte à rendre compte de la réalité de la Résistance.
Sofia avait rédigé l’hymne du ELAS, l’armée des andartes des maquisards qui circulait de bouche à l’oreille –source de consolation, de patience et d’endurance pour les militants de la Résistance, chanté encore par les derniers survivants résistants. Il est devenu chanson, un outil de communication orale parce qu’elle se mémorise facilement. Les andartika, les poèmes chantés par les andartes auxquels appartient l’hymne de Mavroidi– Papadaki, redonnent vie aux formes poétiques de la chanson populaire: “Avec mon fusil sur l’épaule, dans les villes, des plaines, des montagnes. J’ouvre la route à la liberté, j’étale des rameaux et elle passe. En avant ELAS pour la Grèce, la justice et la liberté au bout de montagne et dans la vallée, prends ton envol, fais la guerre avec ton cœur. En portant un millier de noms et la même aura, acritas, armatole, maquisard, klephtis ou bien pallikare. Je suis toujours le peuple lui-même. Ton souffle est comme une chanson. Et pendant que tu te rues à la bataille, les pentes et les champs se font écho de ta voix.” Il s’agit, ici, d’un “discours constitué d’avance” qui tire incontestablement son origine d’une longue réminiscence d’un esprit d’insoumission qui nous renseigne sur ce qu’être insoumis induit comme signification pour l’imaginaire historique grec dans lequel le résistant se reconnaît en s’identifiant à des valeurs, des idéaux et des modèles héroïques, comme les acrites et les kleftes. On remarque aussi dans les poèmes semblables la filiation établie entre la résistance et d’autres luttes historiques et /ou mythiques, à force d’idéalisation, qui sont à la base de l’histoire mythifiée d’un peuple, et en particulier du peuple grec.
“Ήηανε ζηην Aνηίζηαζη!” [Il était (avait participé) à la Résistance] tire immédiatement l’attention du lecteur de son poème “Epitaphe”, écrit pour la mort du critique littéraire et deuxième époux de Galateia Kazantzaki, Marcos Avgeris. Surtout parce qu’il s’agit d’une intuition forte qui préfigure le terme d’une vie entière, autrement dit le dépassement de sa mort physique. Et selon ses vers de Sofia: toute ta vie était une Résistance, et tout cela que tu as créé n’était qu’un hymne à la liberté.
Les poétesses comme Sofia Papadaki et Galateia Kazantzaki, sont des partenaires de leurs compagnons dans la mise en œuvre de la cause de la liberté. C’est pourquoi, elles servent de la poésie pour informer et éduquer leurs camarades féminines. “Dans la lutte, filles maquisards, comme les anciennes Souliotopoules dansez bien, faites la guerre, chantez”. [6] Dans un cercle de danse, qui symbolise la solidarité féminine, à tour de rôle, les femmes en armes comme leurs ancêtres qui avaient aussi lutté contre la tyrannie, libèrent leurs corps et leurs esprits. La référence à Souliotopoules fait remonter à la tradition historique et aux combattantes grecques de la lutte d’indépendance de 1821. Elle souligne qu’alors la nation entière, y compris les femmes avait combattu pour l’indépendance et qu’il devait en être de même aujourd’hui. Ainsi les femmes peuvent s’organiser au nom de l’histoire de leur identité féminine. Celle-ci devient alors une interpellation par laquelle une femme appelle l’autre à advenir et à intervenir, par laquelle aussi une liberté en éveille une autre “Et l’amour libre, fondement de la jeune génération, la joie de la jeunesse. Et non plus un bazar des esclaves, béni par l’Evangile mais une réunion des âmes.” [7]
Si nous comparons la poésie de la même femme écrite avant, pendant et avant l’Occupation, nous apercevons que le recours à la clôture de la rime et à des formes fixes réhabilitent la poésie engagée en même temps que la rime libre. La poésie de Sofia n’est pas la seule. Les voix des femmes se manifestent en poésie performance, poésie sonore, poésie d’action. En tout cas la plupart des poétesses pratiquent en effet, à des degrés certes très divers, une liberté métrique liée à un désir de rapprocher la parole poétique de la langue parlée, et de produire un effet d’immédiateté et d’énergie.
Le devoir de mémoire devient une obligation qui traverse la poésie après guerre. Giannis Ritsos, Tassos Livaditis, Manolis Anagnostakis, Aris Alexandrou, des figures littéraires majeures de cette période nous rappellent leurs compagnons morts et exécutés à cause de leur participation à la Résistance. Pour les décharger de l’oubli ils ne disposent que les armes de la poésie: Et Aris Alexandrou: “Et moi qui soi-disant oppose (à l’oubli) les poitrines des vers en papier pour sauver Costis de l’anonymat”.
De leur côté, les femmes poètes axent leur travail sur la restauration douloureuse de la mémoire des héroïnes inconnues de la Résistance. Leur poésie, c’est aussi la plus grande beauté de celles qu’elles ont gardées en mémoire en transposant son expérience indescriptible dans le langage incantatoire de la poésie. Le devoir de mémoire en vers permet notamment de faire sortir des rangs des femmes anonymes pour représenter la communauté. La poétique de la Résistance au féminin en l’historicisant prend en compte l’identité féminine.
Nous en donnons quelques exemples tirés des poèmes mais il y a en a certainement beaucoup d’autres. Victoria Theodorou, résistante elle-même dès l’âge de seize ans, rend hommage à Vassiliki K. et lui demande de devenir pour elle son guide: “Devant toi sept fusils, Derrière l’aube avec les roses et les crocus… Qu’est-ce que regardaient tes yeux au loin, et ton front était si clair, quel Bonheur, quel printemps as tu vu se lever derrière les murs et les fers? Deviens mon guide, esprit héroïque!” [8] Fotini, dans le récueil de Rita Boumi-Papas Χίλια ζκοηωμένα κορίηζια, [Des milliers de filles assassinées] est une jeune fille qui “distribuait son cœur en porte à porte”, mais une nuit, alors qu’elle distribuait des slogans pour l’aube du monde”, “c’est juste à ce moment-là, qu’on l’a arrêtée et qu’on l’a conduite à l’abattoir”. [9] Acharnée à dire les instants de devoir autant que l’héroïsme des femmes inconnues, la grandeur de l’homme sur Terre aussi bien que sa condition tragique, la poésie au féminin de la génération après guerre résiste à la lecture et subjugue. Dans le même recueil, Rita nous amène presque à voir une “procession sacrée” constituée des filles innocentes assassinées: “Si je sors me promener avec mes amies mortes, vous allez voir des milliers de filles avec les poitrines percées, découvertes qui vous crient: Pourquoi, si tôt vous nous avez envoyées dormir dans tant de neige, mal coiffées, en larmes? Si je sors me promener avec mes amies mortes, les foules surprises vont voir que jamais une cohorte si légère n’avait mis pied sur la Terre, que jamais une procession si sanglante n’avait défilé, une résurrection si glorieuse et sacrée…”.
Le poème Electre de Mavroeidi Papadaki met en évidence les vertus de la femme héroïne grecque. Ici l’héroïne se définit par rapport à l’héroïsme masculin. Electre Apostolou, militante communiste, torturée à mort cruellement par les Allemands en 1944, avait aimé la lutte et s’y était dévouée passionnément, motivée par “une flamme secrète de son âme de femme”. En plus, c’est “un courage d’homme” qui l’a empêchée de s’agenouiller et baisser la tête quand ses bourreaux la brûlaient vivante. [10]
Il est aussi intéressant de réfléchir sur la manière dont les poétesses, femmes d’action autant que de pensée avaient endossé le rôle d’écrivaine-résistante qui se donne à la constitution d’une mémoire, d’une dette envers l’histoire qu’il faut accomplir. Le travail de mémoire demande une épreuve –surtout de souffrance– qui est rayée entre les vers de Victoria Theodorou: “Pourtant à travers des rêves impraticables j’ai réussi de à me débarrasser de mon pied de chèvre et à joindre les hommes. Mais je suis condamnée à écouter leur flûte et à raconter l’histoire de leur fuite et de leur exil. En servant le bataillon de la Mémoire”. [11]
Exemplaire est le rôle que la poétesse accorde à l’insoumission en tant qu’acte poétique et pousse jusqu’à des limites de supplice les vues de ses camarades de Résistance, pour arriver à formuler une esthétique-éthique. Elle proteste contre tous ceux qui prônent la modération au lieu d’excessif et la défaite au lieu de l’assaut “Mais mon amertume comment peut-elle s’adoucir? Même si ils m’écrasaient comme l’olive verte je ne partirais pas avec les soumis”. [12] Autrement dit, vue de l’angle de Victoria Theodorou, l’insoumission devient pour ainsi dire une forme spécifique d’intelligence du monde, des autres et surtout de soi. En toute logique, le génie de la poétesse insoumise est intrinsèquement politique.
Le paysage nu de l’Europe après la guerre et de l’Europe de la Guerre froide devient le cadre du poème de Sophie Mavroidi Papadaki “Λοσλούδι ηης ηέθρας” [La fleur des cendres]. Une fleur minuscule fleurit sous des cendres humaines “une jeune pousse de la souffrance, un basilic du calvaire, une fleur de Dahau, une fleur de la paix”. On peut ainsi imaginer cette fleur d’espoir qui nous envoie le message que le jour continue de se lever et que la tendresse peut se partager même dans un monde qui a connu la barbarie et la cruauté. Quant au devoir poétique il doit maintenant essayer d’établir la réconciliation avec la vie qu’il faut recommencer. C’est le paradoxe par lequel ce devoir fournit la base du projet poétique, voué à lutter contre la fatalité des forces destructrices et de l’oubli. Un tel paradoxe souligne la profondeur traumatisante de la rupture correspondant à la Deuxième Guerre mondiale, et en même temps il semble redoubler une autre, sans doute celle de la guerre civile.
A partir de ce dernier le recours à la poésie va de pair souvent avec le sentiment d’impuissance et d’échec de l’action politique. Ce bouleversement historique métamorphosant le paysage national, et minant la cohérence de la société grecque éclatée et coupée en deux morceaux, a été ainsi dramatisé pour nos poétesses, en faisant l’écho et en l’accusant d’une métamorphose d’ordre parfois spirituel, placée elle aussi sous le signe de la perte de l’unité de l’identité nationale.
La guerre civile qui commence en 1945 influence profondément les poétesses. Un élément de cette espèce s’appelle un traumatisme, il produit un trou, une béance. Le statut tellement singulier de cet événement met en défaut les médiations traditionnelles de l’historiographie et de la littérature. La poésie maintenant a pour tâche de dire une réalité atroce, monstrueuse et incompréhensible. Rita Boumi Papas, représente alors Athènes comme une femme encore résistante mais très malade, affolée par les batailles entre des Grecs mais vêtue «entièrement avec les habits de la liberté” qui continue malgré tout de faire appel à la révolte. Que la Résistance traverse une crise, le lexique de la maladie et de la folie le montre assez. L’image traditionnelle d’Athènes, la cité de la Démocratie, est prise à contre-pied par la poétesse qui en dénonce implicitement la tragédie des événements actuels. De fait, les métaphores corporelles et de folie servent à figurer, le moment vécu par elle et ses contemporains:
Athènes est gravement malade. Il y a quelques heures qu’elle a jeté son foulard. Et en ayant 40 de fièvre elle a sonné les tambours de la révolte. Echevelée, les seins nus comme la statue de la folie. En mettant les habits de la liberté de la tête aux pieds. [13]
Ce n’est pas une surprise si les femmes poètes proches à plusieurs égards de l’engagement indirect comme Eleni Vakalo constate dès l’arrivée des Anglais avec une armée bien occupée que les acquis de la Résistance du peuple sont perdus. “Les anges (άγγελοι) tiennent des télescopes. Et ils ont appris à conduire des avions. Mais Lazare n’a pas été ressuscité. Il a été tué par une bombe”. [14] On remarque que si l’on enlève le ε le άγγελοι devient Αγγλοι. En passant par les différents recueils du livre Το Άλλο ηοσ Πράγμαηος, Ποίηζη 1954-1994 [L’Autre de la Chose] un double mouvement se dessine, par lequel l’écriture de Vakalo simultanément transporte la puissance de son refus d’un univers personnel à une totalité sociale et politique, tout en s’appuyant, à cette fin, sur une oblitération accrue de la référence “au dernier acte révolutionnaire”: Ce poème est mon dernier acte révolutionnaire avant de me soumettre aux conseils des autres races.
La poésie telle que celle de Melissanthi allie au respect d’une certaine tradition poétique le souci de l’expression poétique; sa thématique participe d’un humanisme se voulant du moins non directement “engagé” au sens brechtien, et serrant au plus près la réalité observée et formalisée dans le poème et des angoisses de l’individu pris dans sa propre solitude au sein d’un paysage déchiré d’où les repères ont disparu à cause de la guerre fratricide. Elle donne ainsi l’impression de se réfugier dans la sphère de l’intimité, voire d’un lyrisme éthéré, déconnecté des réalités d’un monde cruel en plein bouleversement: “Tandis que le sang coulait de tous les côtés, nous ne voulions nulle part arrêter. La nuit est devenue aveugle par les larmes. Loin, de plus en plus loin, au-delà des brouillards des larmes, dans la solitude absolue et le silence…”. [15]
Malgré les oppositions, la mise en scène de la femme par la Résistance amène après la guerre au bouleversement des mentalités. Sur les plans politique et social, la société grecque remet en question, voire renie les valeurs traditionnelles, tendance qui trouve son expression dans la littérature. Sur le plan littéraire, une nouvelle liberté thématique s’accompagne de certaines recherches dans le domaine stylistique, de nouvelles formes d’expression sont explorées, roman expérimental, expériences sur le langage, polyphonie narrative, etc. Dans cette nouvelle donne, l’expression féminine trouve un certain essor et s’enhardit dans de nouvelles thématiques. Dès lors, la sexualité va faire partie du “mécanisme de rébellion” de la nouvelle génération d’écrivains femmes. Sans oublier l’expérience vécue, de plus en plus, les poétesses en exprimant leur résistance arrivent à localiser ce qu’il y a d’essentiel dans le processus poétique: la recherche de l’humain, l’urgence de sortir des fers de la soumission individuelle et collective. Cette quête d’identité poétique pour quelques-unes continue à être une quête politique enragée, pour d’autres une quête de soi.
Ce questionnement ne touche pas moins le parcours de Matsi Chatzilazarou, remarquable par son écriture et son destin littéraire, mais aussi par son destin de femme. Non tant une poésie de témoignage sur l’événement qu’un témoignage sur la possibilité de libérer la femme des préjugés du passé. D’où l’intérêt de son écriture aujourd’hui. Elle participe au mouvement surréaliste mais son écriture le dépasse, ouvre sa propre voie et n’appartient pas à un groupe ou à une école littéraires. C’est surtout parce qu’elle a fait bouger les choses car elle a osé parler de l’érotisme féminin différemment: “Jeunes hommes ! Approchez de nous, chevauchez-nous, nous sommes vos coursiers blancs, nous sommes vos juments mouillées”. Le recueil Μάης, Ιούνης και Νοέμβρης [Mai, juin et novembre], publié à Athènes en 1944, est un chant d’exorcisme qui décrit que le temps est arrivé pour la femme de briser ses dernières “résistances”: “Un jour ou l’autre, j’ouvrirai mes paupières et mes jambes pour recevoir la pluie. J’ouvrirai les rues que mes résistances avaient fermées”.
Il en résulte que la sexualité féminine comme mode de résistance est omniprésente dans l’oeuvre de Chatzilazarou. La représentation de la sexualité féminine du point de vue féminin vient donc mettre fin à ce monopole de l’image et de la sexualité féminines. L’écrivaine exploite un sujet qui, surtout dans son contexte culturel maternel, est l’un des derniers tabous. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la réception de son œuvre a souvent été si critique; elle écrit ce dont elle a envie, sans se préoccuper de l’opinion critique qui aimerait qu’elle aborde d’autres questions prescrites. Son écriture cultive les ruptures, les ellipses et la surprise. Ses poèmes tendent en outre à exprimer des idées abstraites par le biais d’illustrations sensibles et particulières plutôt que par des propositions générales.
C’est ainsi qu’existe pour nos poétesses une correspondance, voire une unité fondamentale entre bouleversement historique et bouleversement intérieur, entre les gains et les pertes subies dans le domaine de la vie collective et les gains et les pertes dans la sphère de la vie privée, entre son passé individuel et le passé de la société grecque. Ce passé apparaît encore plus lointain après la seconde Guerre mondiale et la Guerre civile et leurs destructions qui ne font qu’approfondir le double bouleversement. Loin de se trouver réduite à un simple réservoir de thèmes la résistance et le devoir constituent avant tout une manière exemplaire d’habiter le monde, et une quête identitaire pendant des années sombres et plus heureuses, qualité essentiellement poétique du regard sur le chaos et la puissance destructrice du temps personnel et historique. Intégrés dans le texte littéraire, ils jouent un rôle critique bien plus qu’ils n’expriment l’adhésion à un parti constitué. Ils n’associent pas forcément un écrivain à un parti précis: ils lui fournissent, en revanche, des moyens d’élaborer leur vision de l’humanisme. Par conséquent, les étudier dans les textes de la poésie au féminin ne consiste pas seulement à repérer les grands thèmes, mais à montrer que nous avons affaire à un rapport complexe qui engage le fait littéraire dans tous ses aspects.
Pour autant, résistance et devoir sont toujours de mise, même si nul ne peut nier que la ligne de front s’est bel et bien déplacée. À l’image du poème de Victoria Theodorou, les poétesses après guerre, en ayant s’ouvrir devant elles mille et une portes, restées auparavant closes, éprouvent l’ivresse de tous les possibles que leur identité poétique et féminine avaient façonnés pendant une période historique troublée comme des départs au long cours, et rêvent de réalisations avec et sans elles:
Le fait est que nous partons sans qu’on ne nous ait rendu justice
Mais les chemins ne finissent jamais
Les visions suivront leur trajectoire
Et les révoltes successives
Comme les explosions de l’étoile du jour
Vont éternellement se déchaîner
Tout va être édifié sans nous
Tout partira dès son début jusqu’à sa fin
Sans nous (1990)
C’est la subversion que célèbre ici la poétesse, signe de quelqu’une qui ne se contente pas de conséquences ou de fait accompli de la vie, comme le montre ailleurs sa prédilection pour l’étoile du jour qui explose, corps céleste dont l’action peut s’accompagner des résonances affreuses.
NOTAS
- Pour un classement de la poésie après guerre voir: Medi Dora, Μεηαπολεμική πολιηική ποίηζη [La poésie politique après guerre. Idéologie et Politique], Kedros, Athènes, 1995.
- Pour l’histoire du terme « résistance” dans la littérature grecque voir Elefandis An. « Το ανηιζηαζιακό θαινόμενο ζηην Εσρώπη ηοσ Χίηλερ” [Le phénomène de résistance en Europe de Hitler] dans Μας πήραν ηην Αθήνα On nous a pris Athènes, Athènes, 2003 et Veloudis Georges « Η ελληνική λογοηετνία ζηην Ανηίζηαζη” [La littérature grecque dans la période de la Résistance (1936-1949)], Αναθορές, Athènes, 1983.
- Voir Politis L., Ιζηορία ηης νεοελληνικής λογοηετνίας [Histoire de la littérature néo-hellénique], Μορθωηικό Ιδρσμα Εθνικής Τραπέζης [Institut de la Culture de la Banque Nationale], Athènes, 1980.
- Divers aspects de la poésie après-guerre sont présentés par des différents auteurs dans le volume collectif «Πρακηικά πρώηοσ ζσμποζίοσ νεοελληνικής ποίηζης” [Actes du premier Symposium de Poésie néohellénique], Athènes, Gnossi, 1982.
- A l’image de ce qu’a fait Plutarque dans ses Vies parallèles, Belles Lettres, 2000.
- Mavroeidi Papadaki Sofia, « Ανηαρηοπούλες”[Des jeunes femmes maquis], Της νιόηης και ηης λεσηεριάς [De la jeunesse et de la liberté], Athènes, 1946.
- Karra Maria,Επονίηιζζα ζηοσς δρόμοσς και ηις γειηονιές ηης Αθήνας [Une Eponitissa dans les rues et les quartiers d’Athènes], Athènes, 1982.
- Theodorou Victoria, Εγκώμιο [Eloge], Athènes, 1957.
- Rita Boumi-Papas, Χίλια ζκοηωμένα κορίηζια, [Des milliers de filles assassinées], Athènes, 1963.
- Mavroeidi Papadaki Της νιόηης και ηης λεσηεριάς [De la jeunesse et de la liberté].
- Theodorou Victoria, Η νστηωδία ηων ζσνόρων, [La musique nocturne des frontières], 1986.
- Theodorou Victoria, Καηώθλι και παράθσρο, [Seuil et fenêtre], 1962.
- Boumi-Rita Papas, Αθήνα, [Athènes], décembre 1945.
- Vakalo Eleni, Μονηέρνοι θεοί [Des dieux modernes] septembre 1945.
- Melissanthi, Τα ποιήμαηα ηης Μελιζζάνθης, [Les poèmes de Melissanthi (1930-1974)], Athènes, 1975.
revista triplov . série gótica . outono 2019
parceria tripLOVAGUlha
EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO DO SURREALISMO 1919-2019
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