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Contrairement à une idée
répandue de nos jours, l’art n’est aucunement élitiste, il est avant
tout populaire. À ce titre, il est le réceptacle d’un savoir ancestral,
dont le Peuple est le gardien – inconscient –, et qu’il transmet à
travers les siècles, usant de différents véhicules lesquels sont ceux
d’une époque déterminée. Or chaque époque possède ses références et ses
codes propres que l’artiste, Homme à part entière et vivant dans la
Cité, utilise de préférence. Pour autant, il en est de l’artiste comme
du citoyen lambda, tous deux sont des résultantes de différents
facteurs. Leur personnalité est façonnée par un capital génétique,
incluant l’inconscient collectif, un tempérament et une sensibilité
propres à chaque individu, une culture acquise de façon scolaire ou de
manière autodidacte. Si, l’artiste est un témoin de son temps, en raison
de ce qui vient d’être exposé, son œuvre adopte inéluctablement une
valeur universelle. Encore faut-il constater que toute œuvre, qu’elle
soit de nature picturale ou fondée sur les mots, ne sera pas perçue de
manière identique par tout un chacun. Notre perception, si elle repose
sur des sens que nous possédons en commun, n’est jamais objective ; elle
demeure purement subjective. Concernant la littérature, par exemple, il
existe une différence entre lire un texte à la lettre et en saisir
l’esprit, d’autant que nombre d’œuvres littéraires nécessitent une
lecture infra textuelle parce que rédigés à partir d’un système
cryptographique, un procédé comme le disait Raymond Roussel. C’est ce
qui faisait écrire à Irène Hillel Erlanger,
dans Par Amour :
« Énigmes
Signes
Vous êtes partout
savions lire
si seulement
nous
savions voir
mais nous sommes des
liseurs charnels
et des
aveugles outrecuidants. »
Dans son roman d’inspiration
dadaïste, Voyages en kaléidoscope, elle précisa :
« L’Univers, tel que nos yeux croient l’apercevoir, diffère totalement
de sa forme vraie. Nous ne voyons et ne pouvons voir que ce qui est en
nous même (…) Ainsi, chacun de nous, selon ses tendances, découvrira le
SENS CACHÉ de toutes choses. Et ce sens caché, relatif, nous sera
restitué dans son sens absolu, par comparaison avec une autre manière
de voir. En somme, fusion de l’individu et de la collectivité dans
une sorte de physico-chimie transcendantale et humoristique :
L’HARMONIE NAISSANT D’UN ÉCHANGE
DE VUES !».
Saisir un texte à ce niveau
nécessite moins de faire appel à la vue qu’à l’ouïe, à l’intellect, et à
l’émotion. Car, après tout, nous le savons, l’œil ne voit rien, il ne
fait que traduire des impulsions, de nature électromagnétique, perçues
par le cerveau. Naturellement, nous pouvons donner du sens au sens, mais
le sens cela s’éduque. Hélas, l’influence du positivisme ne suscite chez
la plupart d’entre-nous que de douloureuses courbatures morales
contractées aux barres fixes de l’enseignement officiel.
Ayant évoqué la physico-chimie,
il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’école de Stockholm a
bouleversé l’approche de la physique concernant notre compréhension de
la matière, en introduisant le principe d’incertitude lequel
accorde une place prépondérante à l’observateur dans l’expérimentation.
La physique quantique, quant à elle, conçoit que « la matière
n’a pas d’existence en tant que telle et qu’elle possède uniquement une
propension à être », ce qui revient à dire qu’elle est virtuelle.
Il n’est pas anodin que nos technologies modernes reposent actuellement
sur ce concept de virtualité.
Or, la physique devient métaphysique, n’hésitant plus à dire que la
matière est un « événement » devenu tangible, un « comportement » rendu
sensible. L’abstraction est réalité, l’univers est abstrait. L’univers
est le plus vrai lorsqu’il est mis en équations et en formules
mathématiques. Une telle affirmation en entraîne une autre qui, pour
être surprenante, n’en est pas moins vraie : toute tentative physique
destinée à comprendre l’univers est extrapolation… où, si l’on préfère,
illusion. L’idée n’est pas neuve et, déjà dans la mythologie
hindoue, se trouvait la croyance selon laquelle le monde physique, tel
que nous le percevons, n’a pas d’existence réelle. Les hindous
traduisaient leur compréhension du monde par l’expression voile de
Mâyâ. Ce concept a été repris, il y a de cela plus de trente ans par
l’écrivain américain Richard Bach dans son best-seller, intitulé Le
Messie récalcitrant, ou Illusions.
Plus près de
nous, des films comme Matrix et l’étonnant Fight-club ont
été basés sur cette notion, tout comme la série télévisée Lost,
laquelle promène intelligemment le spectateur au sein d’une sorte de
dead zone, une frontière séparant les vivants des morts où les
personnages prennent conscience de l’inanité de leur existence passée et
du caractère fluctuant de ce que nous nommons la réalité.
Reste qu’il est amusant de
constater que nos scientifiques, qui se piquent d’être rationalistes, et
sont plus que condescendants envers ceux qui les ont précédés,
n’hésitent plus à considérer qu’il y aurait « unité de la matière »,
rejoignant ainsi l’opinion des anciens, une opinion qu’ils méprisaient
encore au début du XXe siècle. Nous assistons, et pour
certains d’entre-nous avec ravissement, au coup de pied de l’âne!
Ce mépris condescendant et
cynique de nos élites, à l’égard du passé, n’a d’égal que leur
incompréhension de ce qui n’est pas la culture de leur caste. Le pire,
c’est que par suite d’un orgueil démesuré – et dont on se demande bien
sur quoi il peut être fondé, de quelles valeurs authentiques il peut se
prévaloir, ces mêmes élites entendent bien modeler les esprits à leur
image en uniformisant le savoir et, pire, en lui appliquant des ratios
de rentabilité. Alors que le monde se délite et que la nature elle-même
réclame ses droits, manifestant son courroux de plus en plus fréquemment
et violemment, nous assistons à une déliquescence des fondements de la
civilisation. À l’instar des plantes, l’art à besoin d’oxygène et d’un
minimum d’ensoleillement afin de s’épanouir. L’histoire prouve que cet
épanouissement est favorisé dans les démocraties authentiques, et qu’il
périclite au sein des systèmes possédant des velléités totalitaires. Il
y a interdépendance entre ce qui est en haut et ce qui en bas. Cette
affirmation antique trouve sa correspondance contemporaine dans la
théorie du chaos laquelle, postulant l’existence d’un effet papillon,
encore appelé effet libellule, établit qu’une réaction de grande
amplitude peut être provoquée par une cause, en apparence, mineure.
Naturellement, cette théorie amuse les esprits forts. Ils oublient qu’un
grain de sable suffit, parfois, à faire verser le char de l’Histoire et
que les civilisations le plus évoluées, après avoir connu la décadence,
notamment artistique, se sont effondrées. Mais, rassurez-vous, puisque
l’on vous dit que cela ne peut nous arriver, pas plus que d’assister à
la chute sur Terre d’une météorite dévastatrice dans l’année… dans
quelques millions d’années… peut-être. Si tel est le cas, comment se
fait-il que nos archéologues ne parviennent pas à mettre à jour une
quantité suffisante de vestiges permettant d’étudier ces civilisations
hautement archaïques. Leurs fouilles, concernant la civilisation
actuelle, ne permettent pas de remonter au-delà de la Mésopotamie et de
Sumer…
Nous sommes tellement convaincus
de notre supériorité. Il est vrai que nous avons bâti un monde, qui à
défaut d’être parfait, lorgne du côté du meilleur des mondes,
celui d’Huxley, celui de l’horreur économique, un monde aseptisé,
sécurisé, surprotégé par des systèmes de régulation censés éviter que la
machine lancée à grande vitesse ne déraille. Peine perdue. Elle a déjà
déraillé. C’est ce qui arrive quand les biens manufacturés et la monnaie
circulent au détriment des hommes et des idées. Le poulet, ignorant
qu’il a eu la tête tranchée continue à courir… par réflexe ! Et les
hommes, semblables à lui, font des projets… et les dieux rient à gorge
déployée. Ils savent, eux, que les civilisations sont mortelles, que
tout ce qui existe est soumis à la loi de l’entropie et voué à la
désagrégation… enfin… presque tout. Car, l’Esprit, le nσσs des Grecs, la
cause formatrice de l’Univers d’Avicenne, quel que soit le nom qu’on lui
donne, subsiste. Et les idées font de même, de nature intangible, elles
forment un courant souterrain et invisible, qui se dérobe à la vue pour
survivre et double le courant officiel. Cette philosophie pérenne,
la Gnose – donnons-lui son nom – se propagea à travers des écoles
philosophiques humanistes, qui adoptèrent des dénominations variées, des
sociétés artistiques discrètes, quand elle n’infiltra pas certains
ordres religieux. Son enseignement, quant à lui, utilisa tous les
supports artistiques : littérature, peinture, architecture, héraldique,
musique, sculpture, mais également les contes, les fables, les
mythologies – y compris religieuses – les comptines, les jeux et
jusqu’aux locutions populaires. Le dénominateur commun entre tous ces
véhicules, consiste en l’emploi des correspondances analogiques,
autrement dit du symbolisme, terme dont l’étymologie grecque sumbolon
– signe de reconnaissance, nous dispense de commentaires. Naturellement
la « Critique » officielle, si fière de ses palmes, de ses sceaux, de
ses parchemins ne veut pas entendre parler de tout ceci et préfère se
cantonner dans la glose ronronnante et de surface, quand il ne s’agit
pas pour elle de céder à la tentation d’expliquer l’art par les
hypothèses issues de la pensée des spéléologues de l’inconscient, de la
libido. Et cette Critique n’est nullement gênée par le paradoxe flagrant
consistant à appliquer la psychanalyse à des artistes qui vécurent
plusieurs siècles avant que cette psychologie de masse n’ait été
inventée. Ainsi que cela a été dit, chaque époque possède ses
références, ses codes, et il est improbable que les artistes du
Moyen-âge, de la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe
siècles aient pu être des disciples de Jung, de Freud, de Lacan et
tutti quanti…à moins d’avoir eu à leur disposition une machine
permettant de se projeter dans le temps. Ce qu’il y a de consternant
avec les spécialistes, c’est qu’ils le sont irrémédiablement et que ce
travers est incompatible avec l’érudition. Or notre époque ne produit
plus d’érudits, uniquement des étudiants dont les diplômes ne
récompensent pas le savoir mais plutôt une certaine plasticité de
l’esprit inclinant à réciter comme des psittacidés les certitudes
stéréotypées de pontifes. Les penseurs authentiques et les artistes ne
sauraient adhérer à un tel terrorisme intellectuel étatique, car ce
sont, par nature, des révoltés, terme qui implique une disposition au
« retournement ». Or le propre des individus qui réfléchissent
est justement d’admettre la capacité de la pensée à effectuer un retour
sur elle-même. Mais, à la réflexion, comme le disaient, non sans
ironie, les Anciens : « Laissons les ânes porter gravement leurs
reliques ! »
Enfin, et pour conclure, il
n’est peut-être pas inutile de méditer ce qui suit : « Or, la langue,
instrument de l’esprit, vit par elle-même, bien qu’elle ne soit que le
reflet de l’Idée universelle. Nous n’inventons rien, nous ne créons
rien. Tout est dans tout. Notre microcosme n’est qu’une particule
infime, animée, pensante, plus ou moins imparfaite, du macrocosme. Ce
que nous croyons trouver par le seul effort de notre intelligence existe
déjà quelque part. C’est la foi qui nous fait pressentir ce qui est ;
c’est la révélation qui nous en donne la preuve absolue. Nous côtoyons
souvent le phénomène, voire le miracle, sans le remarquer, en aveugles
et en sourds. Que de merveilles, que de choses insoupçonnées ne
découvririons-nous pas si nous savions disséquer les mots, en briser
l’écorce et libérer l’esprit divine lumière qu’ils renferment ! »
Il en va de l’art pictural
authentique comme de la littérature, son langage est fréquemment
symbolique. Dès le Moyen-âge l’héraldique usa des rébus, des charades et
des à peu près phonétiques. Les blasons dits parlants ou chantants ne
s’en privèrent pas. En effet, la lecture correcte des différentes
partitions les composant livrait le nom de leur propriétaire. La science
héraldique, descendue des armoiries de la féodalité se démocratisa et
alla agrémenter les enseignes de boutiquiers. De là naquirent les
auberges Au Lyon d’or, celles dont les enseignes étaient revêtues
d’un cygne porteur d’une croix (Au signe de croix) et les débits où la
lettre O était suivie d’un K coupé d’un trait ; l’ivrogne ne s’y
trompait pas et entrait sans hésitation au grand cabaret. Ces
exemples sont-ils assez éloquents ? La technique du collage, quand elle
est le fait d’artistes ne cédant pas à une quelconque mode ou au désir
de susciter l’ébahissement des « gogos », ne déroge pas à la règle. Le
découpage des images n’est, comme c’est le cas pour les pièces d’un
puzzle, fréquemment, aléatoire qu’en apparence. On peut également
s’aviser que le mot colle, en une acception ne désignant pas une
substance adhésive, caractérise une énigme, puzzle en anglais. Le
regretté Georges Perec ne s’y est pas trompé et c’est la raison qui
l’incita à écrire, dans La Vie Mode d’Emploi : « Au départ, l’art
du puzzle semble un art bref (…) l’élément ne préexiste pas à
l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les
éléments qui déterminent l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les
éléments (…) seules les pièces rassemblées prendront un caractère
lisible, prendront un sens : considérée isolément une pièce d’un puzzle
ne veut rien dire. » Mais pourquoi considérer qu’il s’agit d’un « art
bref » ? Serait-ce parce que l’ars brevis l’énigme la plus
insondable de l’art d’amour, la fusion froide, qualifiée de
Grand Œuvre ? La clef ? La mutation des formes par la lumière ou
l’esprit. L’esprit, invisible, c’est le fantôme de l’œuvre,
ou selon l’étymologie latine…le Fantôme de l’Opéra ! Vous pouvez
être sûrs que ce fleuron de la littérature populaire Georges Perec le
connaissait bien. De son propre aveu, il aimait lire Gaston Leroux.
Quant aux permutations de formes, elles abondent – personne n’en
disconviendra – dans La Vie Mode d’Emploi. Mais qui s’est avisé
que le principal élément de ce roman, l’immeuble inexistant de la rue
Simon-Crubellier (laquelle n’existe pas à Paris) est le fantôme…
de pierre… de l’œuvre littéraire ? Et de là où il regarde notre
humanité de nains, Perec s’esclaffe d’un rire hénaurme, celui de
Messire Rabelais, grand expert en matière d’abstraction de Quintessence…
autre désignation de l’Esprit.
Paris, le
30 juin 2008
Richard
Khaitzine
Membre de
la Société des Gens de Lettres |