REVISTA TRIPLOV
de Artes, Religiões e Ciências


Nova Série | 2010 | Número 05

 

Pour mon ami Jean-Jacques Dubost,
petit-fils du génial et talentueux Gaston Leroux.
Affectueusement,
Richard Khaitzine


 

Chasteaufort
Tu parois, Dieu me damne, bien gaillard pour n’avoir pas disné.

Gareau
Dix nez? Qu’en fera-je de dix ? il ne m’en faut qu’un.

- Le Pédant joué
Hercule Savinien Cyrano de Bergerac

DIRECÇÃO

 
Maria Estela Guedes  
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RICHARD KHAITZINE


 Argot et langue verte

 De Vermot  aux mots verts

   
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
              Richard Khaitzine
 

La référence incontestée en ce qui concerne les blagues idiotes, les calembours et autres jeux de mots douteux, ou mots verts, demeure un almanach cocardier, misogyne, colonialiste et, pour tout dire, l’un des plus beaux fleurons de la culture franchouillarde. Il fut créé le 1er janvier 1886, par Joseph Vermot, ce qui ne s’invente pas. Cet almanach Vermot, autrefois, dans nos campagnes, finissait fréquemment par être « lu d’un derrière distrait », selon le mot du regretté Henri Jeanson, dans la petite cabane au fond du jardin. Pas celle du bucolique Francis Cabrel, plutôt celle évoquée par l’impertinent et facétieux Laurent Gerra au sein de sa parodie.

Évoquer ces lieux d’aisance pourrait sembler d’un mauvais goût absolu ici. Mais vous pouvez être sûrs que le puritain – en apparence seulement –  Raymond Roussel (1877-1933) et le malicieux Georges Perec (1936-1982) auraient été réjouis de cette entrée en matière. Il est vrai que, l’un comme l’autre, ils évoquèrent ces commodités rustiques, dont la porte s’orne d’un losange ajouré… on se demande bien pourquoi ? Ce cabinet champêtre, ce cent –  puisque tel est son nom, conformément à ce que nous en disent les dictionnaires – est signalé par un rhombe. Le mystère s’épaissit et nous aurions tous aimé qu’il aille s’éclaircissant. Roussel y fait une allusion discrète dans Les Nouvelles Impressions d’Afrique :

                «  …dans certain corridor,

                  Pour deux chevrons pointe en bas proche d’un esprit rude,

                  La marque d’huis au fond… »

Cet esprit rude et cette marque d’huis au fond d’un corridor, ces deux chevrons, mon éminent confrère A. Coia-Gatie (1) les a identifiés judicieusement en observant, non sans humour : «  il n’y manque plus que l’odeur pour éveiller l’attention d’un flair perspicace ! »

                     «Une odeur connue au seuil du numéro cent »(2). 

Georges Perec, qui possédait bien son Roussel ne demeura pas en reste. Souvenez-vous de La Vie Mode d’Emploi. Bartleboothe est assis devant son puzzle ; il vient de mourir ; sa main tient l’ultime pièce du puzzle, quasiment reconstitué, et sur lequel se dessine la silhouette, presque parfaite de la lettre X. Or, la pièce non posée affecte la forme d’un W, initiale de Winkler, le faiseur de puzzles. Il s’agit d’une petite vengeance posthume. Contraint de fabriquer, durant des années, 500 puzzles, destinés à alimenter la chimère d’un original, Winkler, on l’imagine sans peine, était en état d’overdose. Il a donc ourdi un piège implacable. Usant d’une fallacieuse et trompeuse découpe aléatoire des pièces, il a induit Bartlebooth à commettre une erreur fatale. Nous sommes au chapitre XCIX, lequel est suivi d’un épilogue qui, en toute logique porte le numéro C.  Il y est question, justement, de WC, d’un personnage que l’on accompagnait « jusqu’aux cabinets au fond du couloir ». Il convient de préciser que Bartlebooth, ayant été atteint d’une double cataracte, était devenu pratiquement aveugle. Il avait perdu cette Vue, (3) à laquelle Roussel consacra un rédhibitoire et  somnifère ouvrage. Tout était éteint… Bartlebooth ayant perdu la lumière, il ne pourra finaliser l’œuvre de sa vie ou Grand Œuvre. De ce qui précède, et des explications qui vont suivre, naturellement, les lecteurs et les perecquiens n’ont rien décelé, pas plus que le jury du prix Médicis.

   Roussel et Perec n’étaient nullement des obsédés du « petit coin » et il faut croire qu’ils possédaient nécessairement un bon motif pour en arriver à souligner ces lieux où s’accomplit la triste liturgie physiologique : Sic transit gloria mundi. Pour comprendre, il est nécessaire d’établir le lien avec le mot « latrines », ou « lieux secrets », dont l’étymologie grecque « lathra » possède le sens de secrètement, en cachette, clandestinement, suggérant des réunions d’initiés, des débats secrets. C’est le moment de se souvenir que le terme anglais puzzle désigne, en français, une énigme, une devinette, mais qu’il signifie également embarrasser, embrouiller, enchevêtrer, une embrouille et tromper. Le losange ou rhombe, visible sur les œuvres d’art, invite à se méfier et à ne pas se fier au sens littéral. Cet art de la tromperie, à différents niveaux, le supposé François Villon, ainsi que démontré par Pierre Guiraud, y était passé maître. La langue de Villon, c’est le langage des voyous, un langage destiné à ne pas être compris des non initiés : en un mot l’argot. Or l’argot est également qualifié de langue verte parce que parlé par les enfants de Vénus et que ladite couleur est attribuée à cette déesse. Le coquillart, le jobelin sont des argots destinés à donner le change, à tromper l’interlocuteur ou les oreilles indiscrètes. Sous la plume de Villon, le verbe tromper est usité en sa forme ancienne : jober. D’ailleurs, l’expression enfants de Vénus était à entendre enfant de vanus, vanus en latin signifiant trompeur. Job, ou la tête possède la même étymologie que jober, et le facétieux Gaston Leroux s’en est souvenu lorsqu’il fit dire à Chéri-Bibi (moi je, en argot et traduction de l’ancien français men ys utilisé par Villon) : « Je défends aux fortes têtes de hausser les épaules ». Cette petite phrase énigmatique étant à traduire par « je défends que l’on se monte le job », ce qui est susceptible de quelques prolongements intéressants. Étant au cœur du sujet, il est temps d’ouvrir une parenthèse.

En 1926, fut publié un ouvrage consacré à l’hermétisme et signé d’un pseudonyme : Fulcanelli. Ce livre, à l’état de manuscrit probablement dès 1885, s’intitule : Le Mystère des Cathédrales. Son auteur anonyme, évoquant l’art ogival ou gothique, y écrit :   « Pour nous, art gothique, n’est qu’une déformation orthographique du mot argotique (…) L’art gothique est, en effet, l’art got ou cot (Xο), l’art de la lumière ou de l’Esprit ». Ce même auteur rattache ensuite l’argot ou langue verte à la cabale solaire ou cabale phonétique, « à la langue des oiseaux, mère et doyenne de toutes les autres, la langue des philosophes et des  diplomates ». Il la rattache également à la Gaie science ou Gay sçavoir, à la Dive Bouteille de Rabelais. Au nombre des auteurs qui en usèrent, on pourrait  ajouter Homère, Ovide, Virgile, Lucien, Jean de Meung et Guillaume de Lorris, Wolfram von Eschenbach, Novalis, Shakespeare, Bacon, Jonathan Swift, que ses petites amoureuses appelaient Presto, Cervantès, Cyrano de Bergerac, Jean de La Fontaine, James Barrie, Jules Verne, Victor Hugo, Lewis Carroll, James Joyce, et cette liste n’est nullement exhaustive.   Fulcanelli  ajoute, à propos des règles de la Diplomatique que « Quelques auteurs, et particulièrement Grasset d’Orcet, dans l’analyse du Songe de Poliphile (…) les ont données assez clairement ».  Il faut croire que « Fulcanelli » jugea le sujet important, puisqu’il y revint au sein d’un second livre, publié en 1930, Les Demeures philosophales. Citant le Papyrus de Leyde, il écrit : « …Je t’invoque, toi le plus puissant des dieux (…) Je t’invoque sous le nom que tu possèdes dans la langue des oiseaux, dans celle des hiéroglyphes, dans celle des Juifs, dans celle des Égyptiens, dans celle des cynocéphales… dans celle des éperviers, dans la langue hiératique ». Au demeurant, ce passage permet de comprendre une autre petite phrase de Gaston Leroux si l’on se souvient que, dans Le mystère de la chambre jaune, Rouletabille s’écrie, non pas « c’est à donner sa langue au chat », mais : « C’est à jeter sa tête aux chiens ! » Il est vrai que Rouletabille est confronté à une incompréhensible énigme. Comment l’assassin Ballmeyer-Larsan-Roussel (oui, oui, vous avez bien lu) a-t-il pu s’y prendre pour entrer et sortir d’une chambre hermétiquement close ? Toujours est-il que Georges Perec, grand amateur de l’œuvre de Gaston Leroux, comme de celle de Raymond Roussel, avait parfaitement établi ces liens. Dans La Vie Mode d’Emploi, Winkler possède un chat roux qui se nommera successivement Leroux, Biribi, puis Chéri-Bibi !  Signalons que le chien était chez les grecs l’un des attributs…d’Hermès. Dans cette même Vie Mode d’emploi, Perec évoque l’Hypnerotomachia Poliphili ou Songe de Poliphile (p.343 édition de poche) et Grasset d’Orcet. En réalité, le nom du lexicographe est fortement suggéré, uniquement, par une coquille volontaire. En effet, page 496, Perec mentionne « la rue Darcet, près de la place Clichy » et cette rue devient, ô miracle du bourdon, dans l’index, la rue Dorcet. Mais il y fit d’autres références, encore plus indirectes, mentionnant notamment un personnage britannique dont les espérances sont déçues, autant dire qu’il est de la revue. Auteur de très nombreux articles, Grasset d’Orcet (1838-1900) les publiait au sein de la Revue Britannique. Il revint fréquemment sur le thème des écrits tramés, de l’art de la Bordure, ou de la broderie, c’est-à-dire la cryptographie. Selon lui, les membres des corporations artistiques « se donnaient un nom générique dont le plus courant fut celui de pairs peintres anglés ».  Le mot angler, en vieux français signifiait à la fois cacher et faire du galon et, par extension, faire de la broderie. Les pairs peintres anglés parisiens se qualifiaient de pairs lanternés et c’est cette dénomination qu’adopta régulièrement dans ses œuvres le grand Rabelais. Ici réside l’explication de la scène singulière dans laquelle un docteur anglais discute avec Panurge par signes. Toujours selon Grasset d’Orcet, ce discours est un dialogue blasonné – allusion aux armoiries chantantes ou parlantes, dont les partitions forment des rébus – ou encore une œuvre anglée. Ayant développé tous ces points dans un ouvrage (4), je n’y reviendrai pas plus longuement ici, me contentant de signaler ce qui suit. Les deux ouvrages signés Fulcanelli furent l’œuvre d’un bourbaki littéraire. Il est probable que participèrent à l’entreprise plusieurs personnages. Jean-Julien Champagne, élève de Gérôme exécuta les dessins, en 1910, Pierre Dujols, descendant direct des Valois et des Médina Céli, libraire érudit, contribua aux œuvres en apportant son fichier historique et ses connaissances en matière de cryptographie. Il convient de préciser que Pierre Dujols compta parmi ses ancêtres… l’énigmatique comte de Saint-Germain (5).

Il se pourrait que Raymond Roussel ait assuré la rédaction des notes émanant d’un quatrième personnage, demeuré dans l’ombre. Au sujet de Grasset d’Orcet, il convient de préciser qu’il fit une partie de ses études à Juilly. À la même époque, sans qu’il soit permis de préciser les dates exactes, un professeur venait d’être nommé : l’abbé Louis Constant, plus connu sous son pseudonyme : Eliphas Levi. Or ce dernier avait été recommandé par Monseigneur de Bonnechose, évêque de Carcassonne, puis archevêque de Rouen. C’est ce même Monseigneur de Bonnechose qui figure en toutes lettres dans le roman de Maurice Leblanc, roman appartenant au cycle Arsène Lupin, et intitulé La comtesse de Cagliostro. Outre que Monseigneur de Bonnechose (6)avait donné la confirmation au petit Maurice Leblanc, il est surtout connu pour avoir protégé un sulfureux curé… l’abbé Saunière, lequel se trouva avec son homologue de Rennes-les-Bains, l’abbé Boudet, au centre de la mystérieuse affaire de Rennes-le-Château. Rappelons que l’abbé Boudet fut l’auteur d’un inénarrable et facétieux livre – La Vraie langue celtique, qui est un chef-d’œuvre d’argotique. Rappelons aussi que la comédienne Georgette Leblanc, la sœur de Maurice, fut la grande amie de la cantatrice Emma Calvé, intime de Saunière (7).

Personne ne semble s’être avisé, à ce jour, que Raymond Roussel – ainsi que le prouve son manuscrit, conservé dans le fonds Roussel de la Bibliothèque Nationale – avait envisagé d’appeler le héros de son Locus solus, non pas Martial Canterel mais… Boudet !  Pour faire bonne mesure, signalons aussi que mon ami Thierry Garnier a réussi à publier une liste partielle du contenu de la bibliothèque de l’abbé Saunière. On y trouve deux romans, l’un consacré à la Pierre Philosophale et le second à l’élixir de longue vie. Encore plus intéressant, on apprend par cette documentation que l’un des éditeurs préférés de l’abbé était Pierre Lafitte, celui-la même qui publia Maurice Leblanc et Gaston Leroux. L’abbé Saunière était également abonné à la revue Je sais tout, fondée par Pierre Lafitte. Le 15 septembre 1905, ladite revue publia un long article, intitulé Les Faiseurs d’or. Au journaliste, André Ibels, familier du cabaret du Chat Noir, venu l’interviewer, un certain Alphonse Jobert fit de bien étranges confidences, évoquant la récente et bruyante saisie d’or alchimique opérée par la Monnaie de Paris. Ce même Alphonse Jobert, y apprend-t-on avait effectué une transmutation réussie, deux mois plus tôt, dans le hall de la Grande Roue de l’Exposition universelle, devant de nombreux témoins, dont un célèbre chirurgien le Docteur Doyen qui l’invita « à venir travailler avec lui » (8). Quinze ans plus tard, dans son Hypotypose (9), Pierre Dujols évoqua implicitement Les Faiseurs d’or contemporains, ainsi que la fameuse saisie, laquelle fit beaucoup de bruit : « De tous temps, il y eut des « faiseurs d’or » (…) et même de nos jours, la transmutation opère encore des miracles. À la suite de débats sensationnels et peu distants, on a laissé dire – et au milieu de quelle stupeur – que l’Administration de la Monnaie aurait saisi sans autre forme de procès – et pour cause ! –  la production d’un alchimiste contemporain : – « Vous ne devez pas savoir pouvoir faire de l’or ! » lui dit-on d’un air comminatoire, en le renvoyant les  mains libres, mais vides »

De son côté, Raymond Roussel, exposant les règles de son procédé littéraire, au sein de son ouvrage posthume, Comment j’ai écrit certains de mes livres, sembla atteint d’une curieuse crise d’amnésie. Expliquant la genèse d’un métagramme, utilisé dans Les Impressions d’Afrique, il prétendit avoir oublié ce qui avait présidé à sa création : «  Quant à l’anecdote sur le prince Conti, mes souvenirs sont moins précis ; un mot a dû servir de point de départ et ce mot me manque ; ceci seulement me reste : 1° «… à jet continu » ; 2° « … à geai Conti nu ». Est-ce bien sûr ? Tous les exemples mentionnés dans Le Comment… donnent toujours deux phrases homophones… mais en faisant l’impasse sur une troisième possibilité. Si nous appliquons les règles de l’argotique, ou langue des oiseaux, en ne tenant aucun compte de l’orthographe et uniquement de l’homophonie, nous sommes amenés à entendre : «  A.J … Conti nu » ce qui est un raccourci de : «  A(lphonse) J(obert) repartit nu (délesté de son or) du quai Conti (Hôtel de la Monnaie) » !

Tout ceci est déjà très surprenant, mais allons voir ailleurs. Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, de Gaston Leroux, nous apprenons que Rouletabille s’était fait une réputation en résolvant deux affaires énigmatiques dont celle… « des lingots d’or de l’Hôtel de la Monnaie ». Il pourrait ne s’agir que d’une coïncidence, mais si nous nous avisons de ce qui suit, les esprits les moins soupçonneux ont de quoi s’étonner. Ce succès  ouvre à Rouletabille les portes du métier de journaliste au sein du journal l’Époque, rival du Matin. Tout ceci semble bien anodin. Mais pourquoi Gaston Leroux éprouve-t-il le besoin de préciser que Rouletabille a « eu l’idée d’une petite correspondance judiciaire qu’on lui faisait signer « Business » à son journal l’Époque… » ? Si astuce il y a, le lecteur est invité, par le mot « business » évoquant le travail et les affaires à aller voir du côté anglais (à angler). En anglais, et nul n’est besoin d’être titulaire d’une licence pour le savoir, le travail se dit « job ». La proximité de « l’Époque » et du « Matin » pourrait bien se montrer encore plus parlante. Le matin est également l’aube, terme qui, comme « époque » peut adopter l’acception… d’ère. Le job de Rouletabille à l’époque nous a donc fourni un rébus : job-ère ou un nom… Jobert ! Et ce petit jeu, nous pourrions le poursuivre à l’infini. Ainsi, Leroux précise, toujours dans le même roman, que Rouletabille « fuma avec énergie », nous dirions… comme une cheminée… de Volcan ! Ce Volcan, nous le retrouvons, sous la plume de Roussel, dans deux textes du Comment…  et notamment Le haut de la figure : « Un beau jour, la manie des sciences m’ayant repris, j’étais allé sonner au petit rez-de-chaussée de Volcan, dont les anciennes leçons m’avaient laissées un souvenir de grande clarté. » Donc, aux alentours de 1900/1905 (période de rédaction de ces textes de grande jeunesse) Roussel avait un professeur, un répétiteur, dont il précise qu’il avait « soixante ans bien sonnés » et qu’il était distrait « …c’était son élève qui relevait des erreurs dans ses démonstrations… ». Avouez que ce Volcan lunaire est proche de l’expression Vulcain lunaire ou plutôt lunatique, le dissolvant des alchimistes, mais aussi de Vulcain- Hellé (la déesse lune des grecs archaïques) dont Fulcanelli est un à peu près phonétique !   Cerise sur le gâteau, Roussel nous apprend que Volcan, amoureux, a épousé une veuve : Madame Broderie !

Ces bizarres télescopages, de noms « voyageurs », traversant des œuvres d’auteurs différents –  comme les objets, d’ailleurs – ne  sont pas sans rappeler les fameuses contraintes littéraires dont étaient friands Georges Perec et ses amis de l’Oulipo (10). Mais ce « Volcan » il ne semble pas, pensez-vous, que l’on puisse le retrouver dans les romans de Maurice Leblanc, publié comme Leroux chez Pierre Lafitte. Détrompez-vous ! Le mot « volcan » provient du nom du dieu latin Vulcain, or vulcain, en une seconde acception, désigne  une variété de vanesses (11) des papillons, de couleur rouge et noire. Mais il y a encore plus extraordinaire. Le lupin, la plante herbacée, appartient à la famille des papilionacées, ainsi nommées en raison de leur corolle à cinq pétales inégaux leur donnant l’apparence d’un papillon. On trouve chez Roussel un texte intitulé Le vol des petits pavillons bleus, expression formant un métagramme avec les mots sur lesquels il s’achève : Le vol des petits papillons bleus. Les lupins ou papilionacées sont bleus. Vous pouvez être sûrs que Roussel ne fut pas un explorateur solitaire de la forêt luxuriante des pages du Bescherelle,  du Larousse, du Littré ou autres dictionnaires. Ces territoires vierges furent empruntés au moins par quatre autres archéologues de l’étymologie : Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Alfred Jarry et… Henry Gauthier Villars, dit Willy, le mari de Colette. Corolle à cinq pétales avons-nous dit… le compte est bon… à ceci près que les pétales sont rattachés à une tige! (12). Il y aurait beaucoup à dire concernant Jarry et Willy. Willy était admiratif des travaux de Roussel et les deux hommes se connaissaient fort bien. Contrairement à ce que prétend la critique moderne, engluée dans le politiquement correct, la série des Claudine doit beaucoup plus à Willy qu’à Colette. On y retrouve ces à peu près phonétiques dont était friand celui que Rachilde, directrice du Mercure de France, appelait « l’à peu près grand homme », en raison de son goût prononcé pour les calembours. Il est conseillé de lire la fin de Claudine s’en va et de méditer sur « la dame en noir, ou la dame en bleu » accompagnée de Toby le chien. Ce chien, Toby et la dame en noir se retrouvent chez Leroux ; quant à la dame en bleu, elle croise Lupin. 

Pour en revenir à La Vie Mode d’emploi, et à ce qui en a été dit au début de cet article, il faut savoir ce qui suit. Bartlebooth  est un nom en forme de jabberwocky (terme formé sur le verbe to jab : donner un coup de pointe ou baragouiner, parler le pun, le langage des enfants). La preuve ? Son grand-père se nommait James Aloysius Bartlebooth (J.A.B.). Du point de vue de l’étymologie, booth désigne une « cabane », mais bartlebooth se traduit par « cabine de projection ». Ceci est particulièrement suggestif. En effet, Fulcanelli définit l’alchimie comme «  une permutation de la forme par la lumière, le feu ou l’esprit ». En outre, il évoque longuement le Cabaret du Chat Noir et disserte, dans le même passage, sur la lumière, la valeur de la lettre X. Il mentionne également le signe de l’étoile et la croix de Malte sur l’os du pied de mouton, le bélier et Amon (chapitre consacré à la demeure de Louis d’Estissac, famille qui protégea Rabelais) (13). C’est le moment de se souvenir que le Chat Noir produisait un théâtre d’ombres, ancêtre du cinéma, et que ces deux procédés technologiques reposent sur le principe de « la permutation des formes par la lumière ». Il est amusant de noter que l’on attribue l’invention du cinématographe… aux frères Lumière, lesquels ne croyaient pas à l’avenir de leur invention (sic!). Quant à la lettre X, nous savons déjà comment elle apparaît dans la VME.  Le chat noir est visible à diverses reprises sur la couverture originale du roman publié en poche ; il est également perché sur l’épaule de Georges Perec, ainsi que le montre un célèbre cliché. Incalculables sont « les permutations de formes » au sein du livre. On y croise aussi d’abondantes étoiles, notamment lorsqu’il est question de la famille … Berger. Accessoirement, dans Chéri-Bibi, Leroux mentionna une demoiselle Berger découpée en 17 morceaux (chiffre de l’Étoile dans le jeu de Tarots)… un vrai puzzle ! Un lecteur attentif découvre, également dans la VME une table dont les pieds sont sculptés en pieds de mouton. Or tout amateur de Leroux se souvient que l’arme préférée de Larsan – arme qui étoile le front de Mathilde Stangerson – est un os de mouton. La référence à Amon est quelque peu plus masquée. Il faut savoir que le nom du fondateur de l’immeuble de la rue Simon-Crubellier, Gratiolet, renvoie au nom d’un célèbre physiologiste qui mit en lumière, dans le cerveau humain, la corne d’Amon et l’ergot de Morand, également nommés grand hippocampe et petit hippocampe ! L’immeuble en question n’existe pas à Paris, il s’agit d’un immeuble fantôme, le « fantôme de l’œuvre … littéraire » ce qui, naturellement, renvoie au « Fantôme de l’Opéra » de Gaston Leroux, puisque, en latin, opéra, signifie œuvre. Ce fantôme de l’œuvre n’est autre que le mercure des alchimistes, leur esprit, dont Arsène Lupin (Hermès-Mercure) et Larsan (qui entre et sort et traverse la matière, sans que l’on puisse expliquer comment) sont des allégories.

Reste à dire quelques mots de la croix de Malte. La croix de Malte – mais qui le sait de nos jours ? – est une came affectant la forme de cette croix,  qui permet au projecteur cinématographique d’alterner toutes les 24 secondes arrêt et mouvement de l’image, afin que l’œil recompose la continuité du mouvement des personnages. Dans le film de Clint Eastwood, Bronco Billy, la croix de malte est le véritable moteur narratif. Il alterne des déplacements entre deux villes et des arrêts dans les lieux où le cirque donne ses représentations. Les frères Lumière utilisèrent un dispositif différent, une pièce triangulaire, la came de Trézel. Il est troublant de constater qu’un Trézel figure dans L’Étoile au front de Raymond Roussel et qu’il ne saurait s’agir d’une allusion au général Trézel qui combattit Abd-el-Kader, grand ami de Ferdinand de Lesseps, encore que…

Lorsque j’établis un parallélisme entre le théâtre d’ombres, le cinéma et la définition que donna Fulcanelli de l’alchimie, il semblerait que je ne sois pas le seul à avoir établi cette relation. Jean Cocteau, écrivait : « Le cinéma, c'est l'écriture moderne dont l'encre est la lumière ». Or Cocteau rédigea une préface pour Le Mystère de la chambre jaune.

Et comme il faut bien conclure, même si c’est à regrets, disons quelques mots de la cataracte provoquant la cécité de Bartlebooth, en observant que « la cabine de projection » étant privée de lumière, il n’y aura plus de … projection (alchimique, de transmutation) (14). Cette cataracte est directement issue du procédé roussellien. Il s’agit d’une référence à la « taie sur l’O rayé » à entendre comme la taie rayant l’œil et provoquant la cataracte. Encore faut-il décliner cette affection afin de trouver « les chutes d’eaux (cataractes), susceptibles de se changer en chut ! Roussel en a pris l’idée chez Jules Verne (première image de Robur le conquérant. La scène est encadrée par un cercle, et non un rectangle ou un carré, comme c’est l’usage, barré d’un télescope), et chez Fulcanelli. Le sigma (s) et le tau (t) ou épisémon, explique ce dernier, servait chez les anciens à coder leurs textes. Quant à st, initiales de silentium, en latin, elles servaient à indiquer le secret, le silence. Autrefois, ces deux lettres formaient le symbole chimique de l’étain, métal occulté dans les textes hermétiques. Le cahier des charges, conçu par Perec, pour la rédaction de la VME, incluait le mot « étain » à utiliser au sein du chapitre 53. Vous pouvez parcourir ce chapitre dans tous les sens, ce mot n’y figure pas. À peine pourrons nous constater que le faiseur de puzzles, Winkler, ne se sert plus de la chambre où s’est éteint son amour !

Roussel insista aussi sur le « O muet, un O losangé » qui se montre pourtant très bavard. En une de ses acceptions, il est à comprendre comme un O sans son, ou encore un O point son ou poinçon. Encore faut-il savoir que ce losange ou rhombe est le symbole figurant sur le poinçon appliqué sur la production légale d’or. Cela nous ramène à la saisie des lingots par l’Hôtel de la Monnaie, lesquels étaient dépourvus de cette marque.

Le fait que Roussel fasse sans cesse référence aux livres signés Fulcanelli – André Breton s’en était fortement étonné dans Fronton virage – ne doit pas occulter que l’ensemble de son œuvre vise essentiellement à attirer l’attention sur le nom de son « professeur de sciences ». Ainsi, on ne peut être que surpris par l’abondance d’objets à air – notamment les instruments de musique – qui jalonnent ses textes. La raison en est d’une simplicité enfantine, à la condition de se souvenir que le « procédé évolué » consistait à relier deux mots, pris dans des acceptions différentes, par la préposition « à ». À lire Rousel servilement, « objet (à) air » ou encore OBJET à R, nous livre un nom – celui absent, du moins en apparence, mais le lipogramme bannissant la lettre e l’y obligeait, dans la Disparition de Perec – JOBERT !

Mais, naturellement, de tout ceci les historiens et les exégètes officiels ronronnants n’ont cure. Rien ne les fait sursauter. Laissons-les roupiller, la tête bien calée sur la taie de l’oreiller moelleux !

Paris, le 22 juillet 2008
Jour de la Ste Marie-Madeleine … prostituée de l’Œuvre.
                
Richard Khaitzine
Membre de la Société des Gens de Lettres

 

 

(1) La Chevalerie errante – La Table d’Émeraude

(2) Les Nouvelles Impressions d’Afrique – éditions Lemerre. Roussel se faisant éditer à compte d’auteur, le titre contient son propre calembour : Impressions à fric !

(3) Même si les exégètes patentés ont la vue basse et souffrent de cette alexie pernicieuse, déjà dénoncée de son temps par Cyrano, celle de Roussel constitue un beau clin d’œil. En effet, la scène, méthodiquement et minutieusement décrite, dans son livre est celle enchâssée dans l’un de ces anciens porte plume à système. Un tel exercice nécessitait d’ajuster sa visée et de fermer un œil. Il s’agit donc d’une vue à clin d’œil, expression conforme au procédé littéraire évolué tel qu’expliqué par Roussel lui-même.  La vue à clin est l’anagramme de vulcanelia, les fêtes latines en l’honneur de Vulcain. 

(4) La langue des oiseaux, quand ésotérisme et littérature se rencontrent (éditions Dervy Poche), réédition de la version brochée, augmentée de deux chapitres inédits, consacrés, l’un à Raymond Roussel, l’autre à Georges Perec.

(5) Sur la parenté de Dujols et de Saint-Germain, ainsi que sur l’identité réelle de ce dernier prouvée par le blason, lire de Richard Khaitzine : Le comte de Saint-Germain, hypothèses et affabulations (éditions Mediatit)

(6) Sur ce singulier prélat et Maurice Leblanc, voir de Richard  La Joconde, histoire, secret et énigmes (Le Mercure Dauphinois).

(7) Sur ces sujets étonnants, lire de Richard Khaitzine Les Faiseurs d’or de Rennes-le-Château (éditions MCOR)

(8) Chirurgien à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, Doyen fut le premier à réussir la séparation de fausses siamoises qui avaient été exploitées comme phénomènes par Barnum. Curieusement, Maurice Leblanc, dans La comtesse de Cagliostro, explique que Lupin avait été carabin, dans sa jeunesse, à l’hôpital Saint-Louis, sous les ordres du Docteur Altier. Doyen et Altier étant des synonymes lointains, nous vous laissons le soin de vous interroger…

(9) En réalité, le texte en fut rédigé avant la guerre de 14.

(10) Ouvroir de Littérature Potentielle.

(11) Une exposition se tint, il y a de cela quelques années, chez la Maison Hermès. Le carton d’invitation portait, en guise de logo, un hippocampe, animal figurant sur le blason visible à la fin du Mystère des Cathédrales. Une visite des couloirs de cette honorable maison prouve que Roussel n’avait pas tiré uniquement de son imagination les 7 hippocampes faisant la course dans son Locus solus. Une œuvre exposée associait l’hippocampe, les ailes de papillons et le volcan. L’explication de ce mystère sera donnée dans le tome 2 de La langue des Oiseaux, en cours de rédaction. Mais pour comprendre pourquoi Pierre Frondaie et Roussel associèrent l’hippocampe, le cheval de fiacre et la crevette, il convient d’avoir en mémoire les logos respectifs d’Hermès et d’Air France. Encore que l’hippocampe ailé – un hippocampe vole quand ailé, n’est-ce pas ? –  ou crevette, n’ait été adopté par la compagnie d’aviation que treize ans après l’adaptation de Locus solus ! Tout ceci est bien mystérieux.

(12) Roussel confia par la suite à un journaliste qu’avec l’âge « son cerveau était devenu quadruple » et non quintuple, mais Jarry décéda en 1907 et ceci explique cela.

(13)  Les Demeures Philosophales, tome 1.

(14) Ce drame n’est pas sans rappeler celui qui frappe le malheureux héros de Irène Hillel Erlanger dans le splendide roman dadaïste, intitulé Voyages en Kaléidoscope. Rappelons que la petite-fille des Camondo, épouse de Camille Erlanger, fut aussi la scénariste de Germaine Dulac ! En outre, son fils, l’historien Philippe Erlanger fut le fondateur du … festival de Cannes.

 

 

RICHARD KHAITZINE (FRANCE)
Écrivain, romancier, historien, critique d’art et scénariste français, né le 20 septembre 1947 à Paris et demeurant à Paris.
Il est issu d’une famille de juifs russes émigrés d’Odessa en 1914.
Au cours de sa carrière d’écrivain, il a publié une trentaine d’essais, dont plusieurs sont devenus des livres de référence, sur des sujets aussi divers que la littérature, la peinture, la Franc-maçonnerie, le symbolisme, les religions et l’hermétisme. Tous ces travaux font une large part à l’histoire de l’alchimie, aux arts et traditions populaires qui en sont les véhicules. Il est l’auteur, également, de deux romans.
Il a participé au colloque de Lisbonne en 1999 et à celui de Quinta da Regaleira en 2009. Richard Khaitzine se définit comme «un agitateur d’idées, un penseur libre, un résistant qui refuse le terrorisme intellectuel et la pensée stérilisée imposés par ceux qui séquestrent la culture dans des nécropoles dont ils se sont autoproclamés les gardiens. » Il est membre de la Société des gens de lettres depuis 1998.
Quelques titres publiés :
* La langue des Oiseaux (tome 1) Le second tome consacré à Georges Perec et à Raymond Roussel est en cours de publication. * De la Parole voilée à la Parole perdue
* Marie Madeleine et Jésus. * Quand la Terre gronde. * La Joconde, histoire, secrets et énigme. * Le Comte de Saint-Germain, hypothèse et affabulations.
* Peter Pan… pour une lecture intelligente des contes.
Sa biographie complète est visible sur Wikipédia
E-mail:
r.khaitzine1@aliceadsl.fr

 

 

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