Marguerite Yourcenar “dans les coulisses”

 

 

 

 

 

 

 

 

BERTA LUCÍA ESTRADA
Critique Littéraire


  • Conférence lue le 22 novembre 2024 au Salon d’Honneur du Château de Simiane (Valréas-France) dans le cadre de l’assotiation Elles, en caractères…

– Fils de magnanime Tydée, pourquoi t’informes-tu de ma lignée ?
Il en est des races des hommes de celles des feuilles.
Iliade, VI, 145-146

 

Cela fait à peine deux mois que nous avons écouté, dans cette même salle, la présentation d’un livre de Catherine Missoniers où elle parlait de sa lignée maternelle et nous avions tous été surpris par cette démarche filiale, historique, sociale, économique, religieuse et éducative. Elle avait d’ailleurs mentionné au début Annie Ernaux, Marguerite Yourcenar et Romain Gary. Cependant il y en a d’autres ; la première à laquelle je pense c’est à Maya Angelou, plus récemment il y a aussi Piedad Bonnett, une écrivaine colombienne qui a reçu le Prix Reine Sophie de Poésie Iberoaméricaine (Espagne), un des prix les plus importants pour les hispanophones, et qui vient de publier un roman qui retrace sa propre vie.

Combien de fois nous sommes nous dit que la vie d’untel a des tournures romanesques ? Combien de fois nous sommes nous dit que la réalité va au-delà des images littéraires ? Ou bien, que l’existence parfois est onirique ; c’est-à-dire, surréaliste ?

En fait, la vie des gens ou d’une famille est parfois beaucoup plus riche que le plus riche des romans ; malheureusement nous l’oublions tout le temps. Eh bien, Marguerite Yourcenar, en tant que romancière, ne l’a pas oublié et c’est pour cela qu’elle a écrit « Le Labyrinthe du Monde ». Un triptyque où elle plonge dans le passé de sa famille tant paternelle que maternelle.

Mais avant de poursuivre, je veux signaler que lorsque j’avais proposé M.Y. pour sujet, je pensais parler de ses livres phrares « Mémoires d’Hadrien » et de « L’œuvre au noir » en tant que tels.

Ce sont des livres que j’ai lu au moins cinq ou six fois et pour lesquels j’ai même donné des conférences et écrit un essai. J’avais aussi lu la biographie faite par Josyane Savigneau ainsi que l’entretien fait par Matthieu Galey intitulé « Les yeux ouverts ». Cependant, je n’avais pas encore lu le triptyque « Le Labyrinthe du Monde » auquel j’ai fait référence précédemment ; et à sa lecture, j’ai décidé de changer un peu l’orientation de cette présentation en l’axant davantage sur la genèse des livres en question.

En préalable, j’aimerais vous raconter un peu comment j’ai préparé cet exposé. J’ai d’abord relu certains de ses livres et j’en ai donc lu pour la première fois d’autres ; au total, j’ai fait une lecture de quatorze livres pour la préparation de cette soirée. Sans être devenue une spécialiste de MY, je peux cependant dire que je la connais un peu mieux qu’au mois de mars quand Martine Comberousse m’a lancé le défi auquel je suis en train de faire face ce soir. Et pour cela, je tiens à la remercier. La lecture et la culture sont mes passions les plus profondes. Et les livres dont je parle vous pouvez les voir ici.

Il est à noter qu’en Amérique du Sud Marguerite Yourcenar est depuis les années 80, du siècle dernier, une espèce d’idole pour les gens de ma génération et de la génération précédente. Comment et quand l’ai-je découverte ? Je vais vous parler un instant de mon histoire. À la fin des années 70, quand j’étais à l’université en Colombie, j’ai entendu plusieurs fois son nom car il y avait une de mes collégues qui l’avait déjà lue. Plus tard, le 6 mars 1980 Marguerite Yourcenar est nommée à L’Académie Française ; il faut se rappeler qu’elle était la première femme à rentrer dans cette Coupole qui avait toujours été réservée aux hommes ; et cela avait été le sujet de discussions admiratives avec mes collègues à l’université en Colombie. Elle a été élue pour occuper le siège de Roger Caillois, un homme qu’elle admirait, et sa candidature avait été proposée depuis deux ans par Jean D’Ormesson. Sa rentrée se fait le 22 janvier 1981. Je suis arrivée à Paris pour la première fois au mois de septembre 1981 pour poursuivre mes études à La Sorbonne Nouvelle.

Même si j’étais consciente de l’importance de cet événement crucial dans les Lettres Françaises je n’ai lu « Mémoires d’Hadrien » qu’en 1985 quand je suis retournée en Colombie et que je vis que mon père les lisait avec un énorme plaisir intellectuel. Il s’agissait d’une traduction faite par Julio Cortázar, le grand écrivain argentin qui a vécut pendant quarante ans à Paris où il gagnait sa vie, au moins pendant de nombreuses années, comme traducteur à l’ONU. Il faut dire que la traduction de Cortázar, lui-même une icône, a fait de MY une légende en Amérique Latine et bien entendu en Colombie où elle reste de nos jours une écrivaine lue, respectée, et admirée. Et puisque je vous parle de traductions il faut rappeler qu’elle-même était traductrice. Elle avait rencontré Virginia Woolf à la fin des années 30 et avait traduit « Les Vagues ». Elle a aussi traduit Henri James. Cela depuis l’anglais. Mais elle a aussi traduit du grec Constantin Cavafy ; pour être plus juste, elle a été co-traductrice de ce grand poète puisque cette tache a été réalisée avec Constantin Dimaras ; c’est même lui qui le lui a fait connaître. Il faut dire que Marguerite Yourcenar connaissait très bien le grec ancien mais elle connaissait assez peu le grec moderne. Elle a traduit d’ailleurs des poèmes grecs anciens. Quand elle a connu Yukio Mishima elle a décidé d’apprendre le japonais et de le traduire aussi. Elle traduisait d’autre part l’italien. Mais il faut avouer qu’en réalité Marguerite Yourcenar n’était pas une vraie traductrice ; elle était davantage une adaptatrice des auteurs qu’elle admirait et qu’elle décidait de traduire en langue française. Et cela c’est Dimaras qui l’a dit car durant la traduction conjointe de Cavafy il y a eu plusieurs disputes entre eux deux car MY voulait toujours changer les vers originaux par des constructions qu’elle croyait plus adéquates. Cela montre aussi le caractère intransigeant qu’elle avait. Un caractère auquel elle n’a jamais renoncé ; au moins en ce qui concerne sa vie professionnelle ; car dans sa vie privée c’était une autre affaire.
Je pense en particulier à sa vie privée avec Grace Frick puis avec Jerry Wilson. Par rapport à la première je n’hésite pas à la qualifier de relation perverse et pour la deuxième je pense qu’il s’agissait d’une relation de soumission. En ce qui concerne Jerry Wilson on peut affirmer qu’il la maltraitait verbalement et physiquement ; il l’a même volée. Pour être juste je dirais aussi qu’il y avait beaucoup de soumission de MY envers Grace Frick. Quelque part c’était cette dernière qui tenait les rênes de la maison et même de la vie privée et professionnelle de MY. Au point qu’elle l’obligeait à écrire pendant des heures et des heures ; même en l’empêchant de dormir convenablement. Elle contrôlait les appels téléphoniques et les visites que MY recevait. Rien n’échappait à son œil qui scrutait chaque coin de leur maison sur l’île de Monts-Déserts où MY a vécu les premières années comme une recluse ; au point que leurs voisins ont cru pendant longtemps qu’elle ne parlait pas l’anglais. Elle le parlait bien entendu, avec un accent apparemment affreux, mais elle le parlait. Et surtout elle le lisait et le connaissait très bien. Elle a même traduit en français les chants connus comme « negro spirituals » ; je parle de ce bel héritage des anciens esclaves noirs des États-Unis.

Il est important de se rappeler que MY était une femme qui se battait pour toutes les causes possibles ; elle soutenait par exemple plusieurs associations de protection de l’environnement mais aussi certaines pour la cause des femmes sans pour autant dire qu’elle se voyait comme une femme féministe. De toutes façons elle l’était d’une certaine manière puisqu’elle a toujours refusé le rôle de la femme au foyer qui était presque l’unique destin prévu pour les femmes nées au début du XXème siècle. Elle a appris de son père l’indépendance, la liberté et l’amour pour les voyages. Surtout il lui a transmis sa passion pour la quête de connaissance, pour la littérature, pour les langues. Pendant des années elle n’a fait que voyager d’un pays à l’autre ; c’est La 2ème Guerre Mondiale qui l’a obligée à changer ses habitudes. Non seulement elle a dû rester aux États-Unis pendant toute la période de la guerre mais après, n’ayant plus un sou, elle a été obligée de travailler pour gagner sa vie. Des années plus tard elle a dit qu’elle l’avait fait pendant neuf ans ; je suppose que pour elle ce fut une sorte d’éternité. C’est pendant ce temps où elle enseigne la littérature française dans un collège féminin, je parle du collège Sarah Lawrence, qu’elle écrivit Mémoires d’Hadrien au point que tout le temps libre qu’elle avait à sa disposition elle se mettait à écrire ; même quand il y avait une réunion avec les autres professeures. Harold Taylor, le président du collège, dira des années après qu’en fait elle vivait au 2ème siècle après JC et que tout son entourage le comprenait. Elle passait pour quelqu’un de lointain et froid. Elle fuyait les gens qui pouvaient la distraire de la lecture et de l’écriture. Cela je peux le comprendre parfaitement. Harold Taylor dira aussi que MY n’était pas une femme conservatrice puisqu’elle était restée plusieurs années en tant qu’enseignante dans cette école libérale qui s’oposait farouchement au maccarthysme. Il l’a appréciée et admirée ; même s’il reconnaissait que leur relation était uniquement d’ordre professionnel.

MY écrivait généralement à la main et sur ses genoux ; elle profitait donc de tous les instants possibles pour les consacrer au livre qui l’a fait connaître en dehors de la France et qui lui a assuré une place dans l’histoire de la littérature. Bien que son personnage préféré fut Zénon, mais à l’époque Zénon n’existait pas encore, il n’y avait qu’Hadrien qui monopolisait son intérêt. Elle avait une énorme capacité de concentration donc les gens qui étaient à ses côtés ne la gênaient pas. Cependant Grace Frick donnait toujours des consignes très précises aux femmes qui venaient aider dans leur foyer. Elle leur disait de ne pas la déranger quand elle était en train de travailler et travailler c’est ce qu’elle faisait en permanence.

 

Parlons donc de « Mémoires d’Hadrien».

La première fois qu’elle se rend à la Villa d’Adriano c’est en 1924 ; c’est son premier séjour à Rome et l’unique visite dans cettte maison où elle est accompagnée par son père. Elle y retournera dans les années 60 et se plaindra de tous les changements faits pour faciliter l’afflux des touristes ; comme la construction d’une cafétéria et d’un parking. C’est donc en 1924, à ce moment-là, que « Mémoires d’Hadrien » naît. MY n’a que vingt et un ans, elle se met à écrire mais ses manuscrits vont être laissés dans un hôtel à Lausanne pendant plus de deux décennies. Elle les récupérera grâce à un ami qui lui fait livrer deux malles par bateau jusqu’aux États-Unis. Et là, quand elle les récupère, elle décide de réécrire à nouveau. Elle comprend que le travail qu’elle avait déjà fait n’est pas bon. Et elle commence à passer des journées entières dans les bibliothèques. Elle étudie à fond l’histoire romaine au temps de l’empereur et lit des biographies et des documents les concernant.

Reste trouver le ton dans lequel elle va écrire ce roman. Et la « première personne » lui vient en tête ; en quelque sorte c’est comme si l’empereur lui-même lui dictait les sentences qu’elle va écrire pendant deux ans ; sans relâche.

« Le récit est écrit à la première personne, et mis dans la bouche du principal personnage, procédé auquel j’ai souvent eu recours parce qu’il élimine du livre le point de vue de l’auteur, ou du moins ses commentaires, et parce qu’il permet de montrer un être humain faisant face à sa vie, et s’efforçant plus ou moins honnêtement de l’expliquer, et d’abord de s’en souvenir » (Préface faite par MY pour Le coup de grâce, Gallimard, 1971. Alexis suivi de Le coup de grâce, Page 129 ; dont la première édition avait été faite en 1939).

Quand elle se met à écrire « Mémoires d’Hadrien » elle utilise une stratégie unique et très originale car chaque jour, avant de plonger dans le récit, elle écrit pendant deux heures en grec ; rien que pour aller à la rencontre d’Hadrien et pouvoir communiquer avec lui dans la langue qu’il aimait.

Quand elle recommence à écrire Mémoires d’Hadrien le 10 février 1949, elle le fait à partir du dernier chapitre ; là où elle l’avait interrompue à l’époque ; il avait alors pour titre Antinoüs. Écoutons MY parler de cette redécouverte du dit manuscrit :

« Si j’avais écrit Hadrien à cette époque là, j’aurais surtout vu l’artiste, le grand amateur d’art, le grand mécène, l’amant sans doute ; je n’aurais pas vu l’homme d’État » (Josyane Savigneau, page 203)

Elle sait parfaitement que sa vie d’écrivain commence une nouvelle étape. Elle sait que désormais il y a un avant et un après.

Quand le roman est prêt elle contacte directement Plon. Gallimard et Grasset, ses maisons d’édition jusque-là, vont réagir avec beaucoup de violence. MY ne se laisse pas impressionner et finalement ce sera Plon qui fera la publication. Pendant les disputes juridiques le Prix Femina avait été décerné et MY ne l’aura pas à ce moment-là. Ça ne fait rien. Quand le livre sort son succès est immédiat. Le nom de MY fait le tour du monde. Un succès auquel elle-même ne s’attendait pas. Elle dira plus tard, et à maintes reprises, qu’elle est devenue Hadrien !

C’était l’année 1951.

 

Regardons ce qui s’est passé !

Pendant les mois de juillet, août et septembre 1951 la revue La Table Ronde publie trois chapitres des Mémoires d’Hadrien. Tout le monde en parle. Gallimard, qui avait arrêté de publier les romans de MY, cherche le contrat dans ses archives et il trouve qu’elle est engagée envers eux depuis l’année 1938 grâce à la publication du roman Le coup de grâce. Le-dit contrat signalait qu’elle était obligée de prévenir la maison d’édition puisqu’il y avait un « droit de préférence sur ses prochains ouvrages ». Mais ce n’est pas tout ! Elle a aussi signé des contrats avec Grasset ; cela avant-guerre. Et MY était bien consciente de ces contraintes, puisqu’en avril 1951 elle écrit à Joseph Breitbach qu’elle a des négociations avec Plon :

« Je n’ai pas d’énergie pour porter Hadrien d’éditeur en éditeur. Quant à Gallimard, il a jusqu’ici fait si peu pour mes livres que je ne le crois pas capable de soutenir celui-ci qui m’importe beaucoup plus que les autres (…) J’ai mis beaucoup plus de moi-même dans ce livre (…) J’y ai fait plus d’effort d’absolue sincérité ». (Idem, page 225).

Les lettres vont et viennent, tantôt celles des éditeurs comme celles de MY et d’autres écrivains comme Roger Martin Du Gard qui avait pour MY une grande estime. Finalement Gaston Gallimard écrit une lettre datée du 20 novembre à Maurice Bourdel, le responsable de Plon :

« Notre entretien m’a fait sentir que nous étions des hommes de même race, de mêmes goûts, de même éducation. Cela a du prix pour moi et je désire que, comme moi, vous oubliiez cet incident. Si je renonce aux Mémoires d’Hadrien, c’est uniquement pour vous ». (Idem, page 228).

Mémoires d’Hadrien sort à la vente le 5 décembre 1951 et comme prévu ce fut le succès immédiat !

« Dès la publication, le succès d’Hadrien, note MY, à la fin de 1951, «passe toute attente » . Jean Ballard, pour qui « Hadrien est moins le sujet d’un livre qu’un thème de quête, une recherche de soi dans l’équilibre et l’apaisement », est le premier, dans Les Cahiers du Sud, à lui consacrer un long et très élogieux article : « Ce bilan d’une concience a tenté un écrivain exigeant. Et cela nous vaut un grand livre (…). La qualité de l’expression va de pair avec la qualité de la pensée. Une sûreté de langue admirable, la science des effets concourent à donner un grand air de noblesse au récit qui ne bronche pas dans les aveux difficiles, ni ne s’enroue aux moments d’orgueil. (Idem, page 230)

Et Jules Romains qui dit être un lecteur difficile, facilement ennuyé écrit :

« Et bien j’ai lu Mémoires d’Hadrien de la première à la dernière page (…) J’ai repris certains passages, J’ai relu (…) Il me faudrait maintenant plusieurs pages pour vous dire à quel point votre livre me paraît admirable. J’y trouve les qualités les plus diverses : une pensée d’une vigueur et d’une hauteur étonnante ; un sens psychologique des plus aigus ; un style dont la perfection et le bonheur sont presque constants ». (Idem, page 230)

Marguerite Yourcenar n’arrêtera jamais de dire et de redire « Je suis devenue Hadrien » ; et cela parce qu’elle avait était assise à ses côtés pendant deux ans. Elle entrait et sortait de chez lui comme si elle avait été en quelque sorte son alter ego.

Thomas Man écrira en 1954:

« Je suis en ce moment (à retardement) sous l’influence des Mémoires d’Hadrien…, une oeuvre poétique pleine d’érudition qui m’a enchanté comme aucune lecture ne l’avait fait depuis longtemps ». (Idem, page 230)

Je considère, pour ma part, Mémoires d’Hadrien comme le meilleur livre du XXè siècle ; c’est-à-dire en particulier que je le trouve supérieur aux romans écrits par les hommes ; les mêmes qui méprisaient MY. Cela pour plusieur raisons : Pour son intelligence, pour son érudition, pour sa plume qui était beaucoup plus alerte que la leur, pour sa capacité d’argumentation, de critique et d’analyse et pour sa rigueur dans ses études et son travail. Beaucoup de ces hommes (je parle surtout de ceux de l’Académie Française) n’acceptaient pas sa condition de femme libre, autonome et indépendante ; et surtout ils n’acceptaient pas le fait qu’elle partagea sa vie avec une autre femme, je parle de son « amie » Grace Frick (MY parlait d’elle dans ces termes-là). Elles ont vécu ensemble jusqu’à la mort de GF ; c’est-à dire pendant quarante ans ; ce qui équivaut à une vie entière.

 

Parlons maintenant de Zénon.

Zénon, le médecin, le sage, l’intellectuel, le voyageur, l’alchimiste, l’homme qui aimait vivre non dans la lumière comme Hadrien mais dans l’obscurité ; l’homme errant qui préférait l’anonymat au pouvoir, la marginalité à la richesse. Zénon était pour MY son frère cadet ; elle conversait avec lui et lui demandait conseil. Elle espérait même qu’il soit à son chevet au moment de sa propre mort. Zénon fut tellement important pour elle qu’elle avait écrit la date de sa naissance parmi les dates des gens qu’elle affectionnait. Rappelons-nous que Zénon est un personnage du XVI siècle qui n’a jamais existé. Au moment où il se donne la mort, MY se lève, va au jardin, se met dans son hamac et répète 300 fois son nom. C’était sa façon à elle de lui rendre hommage et de lui dire combien elle l’aimait et combien il allait lui manquer.

Je parle bien entendu de L’œuvre au noir, ce roman que MY considérait du même niveau que Mémoires d’Hadrien et peut être plus. Ce livre sur l’alchimie humaine, voulant transformer l’Homme en Humaniste. (L’œuvre au noir est la première étape en alchimie pour la transmutation du plomb en or).

MY avait publié quatorze ans plus tôt les Mémoires d’Hadrien chez Plon ; mais elle se rendit compte que cette maison d’édition ne lui convenait plus ; pour plusieurs raisons : En particulier en raison des auteurs et des livres publiés pendant ces années-là mais aussi à cause d’une nouvelle publication d’Alexis qu’elle attendait avec impatience et qui ne sortait jamais.

MY était rancunière, très rancunière, donc elle n’oubliait jamais le moindre détail. Elle contrôlait aussi les ventes de ses livres et savaient parfaitement s’ils étaient diffusés ou non. Elle décida donc de quitter Plon. Le procès prendra le nom de « L’affaire Plon » qui a été très connu à l’époque et qui durera deux ans. MY gagnera cause et elle en sera fière puisqu’elle va même dire qu’elle a dicté jurisprudence. L’œuvre au noir sera publié par Gallimard qui récupère tous les droits de tous ses livres, et cela dorénavant jusqu’à maintenant. C’était le 10 octobre 1967. Elle fêtera cet événement avec Grace Frick en faisant un toast au champagne ! Une boisson que MY appréciait beaucoup.

L’œuvre au noir sort peu avant Mai 68. Un personnage contestataire et marginal va accompagner les étudiants parisiens dans leurs revendications. Bien entendu MY ne l’avait pas prévu mais en quelque sorte il était là, à leurs côtés. Une coïncidence dont elle se souviendra plus tard dans l’entretien Les yeux ouverts donné à Matthieu Galey :

« Zénon s’oppose à tout : aux universités quand il est jeune ; à la famille où il est bâtard, et dont il dédaigne la grossière richesse ; au couvent espagnol de Don Blas de Vela, au point même d’abandonner le vieux marrane chassé par ses moines, ce qu’il regrettera plus tard ; aux professeurs de Montpellier quand il étudie l’anatomie et la médecine ; aux autorités, aux princes, etc. Il récuse l’idéologie et l’intellectualisme de son temps avec leur magma de mots ; il a bien entendu pratiqué diverses formes du plaisir charnel, mais finit par récuser la sensualité jusqu’à un certain point. Bien entendu il récuse la pensée chrétienne, quoique ce soit avec certains hommes d’église qu’il réussisse le mieux à s’entendre, comme le Prieur des Cordeliers. Il assiste, ou plutôt dédaigne d’assister, à l’effondrement de l’aile gauche du protestantisme et constate le scandale de l’alliance cimentée par la Contre-Réforme entre l’Église et les monarchies ; tout s´effondre autour de lui, mais il sent que c’est la condition humaine elle-même qui est en cause ( …) C’est bien pour cela que L’œuvre au noir, à mes yeux, devenait une espèce de miroir qui condensait la condition humaine à travers ces séries d’événements que nous appelons l’histoire ! » (Idem, page 313-314)

L’œuvre au noir est en fait la quête de la liberté ! Mais aussi comme Mémoires d’Hadrien c’est un livre qui parle de la condition humaine, c’est un plaidoyé à l’humanisme. C’est pour cela que je suis convaincue que c’est la raison principale de son universalisme. Et moi, en tant que latinoaméricaine, je le comprends parfaitement. MY le dit encore mieux :

« … il y a ce prêtre catholique qui m’écrit qu’il voudrait mourir de la mort du Prieur des Cordeliers ; il y a ces nombreux correspondants anonymes qui m’assurent que Mémoires d’Hadrien les ont aidés à vivre » (Les yeux ouverts, page 218)

Elle dit aussi :

«Parce que je voulais offrir un certain angle de vue, une certaine image du monde, une certaine peinture de la condition humaine qui ne peut passer qu’à travers un homme, ou des hommes. Je crois à la grande liberté que nous octroie l’Histoire en montrant aux gens de notre temps que ce qu’ils croient unique appartient au rythme de la condition humaine et qu’aux solutions qu’ils proposent, ou qu’ils ne se proposent pas, on pourrait superposer d’autres solutions, qui ont été essayées ailleurs ». (Les yeux ouverts, page 60)

Étudions maintenant un peu le style de L’œuvre au noir. Si Mémoires d’Hadrien était écrit à la première personne, ce roman est écrit, selon la description de MY, en style indirect. Écoutons-la :

(écrit en)… « style indirect, qui est en réalité un monologue à la 3ème personne du singulier, on se met à la place de l’autre évoqué ; on se trouve alors devant une réalité unique, celle de cet homme-là, à ce moment-là, dans ce lieu-là. Et c’est par détour qu’on atteint le mieux l’humain et l’universel ». (Idem, page 61)

Et puisque nous sommes en train d’évoquer la liberté de Zénon n’oublions pas la recherche de la liberté d’Hadrien ; c’est lui qui permet de légifèrer en faveur des esclaves et pour la liberté des femmes (Mémories D’Hadrien, page 129-130-131-132) .

Pour conclure il faut se rappeler que MY depuis sa jeunesse fréquentait des gens de gauche. Je ne parle pas des intellectuels français parmi lesquels il y en avait beaucoup qui étaient vraiment à droite, comme André Freigneau (son éditeur chez Grasset et son grand amour. Elle a même écrit Feux comme une sorte d’exorcisme pour en finir avec cette obséssion). Non, je parle plutôt des poètes, artistes et intellectuels grecs ; comme le grand poète surréaliste Andréa Embiricos (lui aussi a été un des amours de MY). Plusieurs de ses amis avaient combattu au côté des Républicains pendant La Guerre Civile Espagnole ! Selon Josyane Savigneau, qui l’a très bien connue et qui a été en quelque sorte une amie, MY « se voulait libre et multiple ». De plus, elle a toujours soutenu les démocrates aux États-Unis même si elle ne votait pas toujours. Et puis, elle soutenait des associations environnementales, ou des droits de femmes, ou des ouvriers ; entre autres… , comme je l’avais indiqué au début de mon intervention.
Et c’est précisément cette caractéristique tellement universelle qui fait de MY une espèce de femme de la Renaissance. Elle voulait tout savoir, elle lisait et étudiait différentes disciplines, elle donnait des conférences autant aux États-Unis qu’en Europe. Mais surtout elle comprenait très bien que notre maison, je parle de la Terre, était en danger bien avant que les groupes écologistes européens en parlent. C’est peut-être en partie parce qu’elle connaîssait très bien l’héritage des indiens de l’Amérique et leur respect pour ce qu’ils apellent « la Terre Mère » ; mais aussi son respect envers les descendants des esclaves des États-Unis. MY n’était pas raciste et comprenait très bien que la grande richesse des États-Unis est précisément son métissage, son brassage de cultures et de peuples. Elle, une étrangère, elle, une francophone qui a toujours parlé l’anglais avec un accent très fort, a fini par être respectée et acceptée dans sa petite communauté de l’îles des Monts-Déserts dans l’état du Maine. Mais elle a aussi fini par être admirée dans son pays d’adoption ; ce pays qui l’avait reçue pendant La 2ème Guerre Mondiale et qui l’avait épargnée de souffrances et de carences de toute sorte. C’est peut-être les États-Unis qui lui ont permis de vivre. Cette chance que n’a pas eu Lucy Kiriakos, cette autre femme qu’elle a aimée et qui est morte au début de la guerre dans un des bombardements en Grèce. La terre qu’a tant aimé MY.

 

Marguerite Yourcenar . Foto: https://www.universolorca.com/