LUC CROIZÉ
Le dragonnier (Dracaena draco) est l’espèce végétale la plus archaïque mais la plus emblématique et la plus fascinante de la flore canarienne. Cette plante arborescente endémique à ces îles est connue par son aspect anecdotique mais méconnue par son aspect scientifique. Reconnaissable à son tronc massif lisse d’où partent des branches couronnées de feuilles en forme d’épée un peu comme des yuccas renversés.
Plante car le DD appartient à l’ordre des liliales et à la famille des amaryllidacées et à la sous famille dracanéa, elle même divisée en plusieurs branches : le dracanéa ombet et le dracanéa shizanta sont connus en Afrique, Asie, Australie, régions tropicales et sud-tropicales et le dracanéa cinnabari endémique à l’île de Socotra possède comme le DD une même particularité qui est sa sève nommée le Sang Dragon.
Le DD compte peu de représentants sur l’archipel des Canaries et ceux ci sont assez localisés. Les données historiques de son implantation sont malheureusement bien maigres. Le DD se trouve toujours dans des sites inaccessibles, dans des rochers escarpés ou sur des flans de coteaux, à des altitudes comprises entre 100 et 600 mètres rarement à des hauteurs supérieures à 700 mètres. Le DD se présente à l’état sauvage sur l’île de Las Palma, Tenerife et Grande Canarie et a été introduit dans les autres îles comme plante ornementale dans les parcs et jardins. C’est sur l’île de Tenerife qu’on trouve les dragonniers les plus anciens et les plus beaux. Le plus remarquable fut certainement celui qui se situait dans le jardin de Franchy dans la ville de La Oratava. Sa renommée s’est propagée dans le monde entier : livres, croquis ; on le cite comme une des grandes merveilles de la nature. Ce DD était vénéré par les Guanches pendant la première époque de l’expédition de Béthencourt (1402). Un violent ouragan a détruit la plus grande partie de sa cime le 21.07.1819.
Un cyclone en octobre 1867 le détruisit complètement. L’âge de ce DD a fait à l’époque l’objet de grandes discussions scientifiques, Humboldt (1799) l’a estimé à plus de 7000 ans d’existence et Piazzi Smith entre 4000 et 5000 ans d’existence. Il mesurerait 24 mètres de haut, pour une circonférence de 23 mètres.
Le plus célèbre actuellement est certainement celui d’Ycod de Los Vinos considéré comme le plus ancien de l’archipel. Impressionnant par ses dimensions (16 mètres de hauteur, 20 mètres de circonférence) et son âge (2000ans), cet arbre totémique et pourtant plante fut divinisé par les Guanches à l’ombre duquel ils célébraient les grandes fêtes rituelles. Il est comparé à l’arbre de Guernica pour être possesseur d’un symbole historique profondément ancré dans l’âme populaire.
Du DD on extraie par incision du tronc un jus résineux de couleur rouge, qui au contact de l’air se solidifie et prend alors le nom de Sang Dragon. Ce précieux produit connu par les phéniciens, les romains qui louèrent ses vertus (Pline 1er siècle) et aussi par notre Moyen Age : Dante parle d’un arbre d’où jaillissait du sang. Siegfried après avoir bu ce sang comprend le langage des oiseaux, et après s’y être baigné, devient invulnérable. Une épée plongée dans ce sang devient lumineuse. Le «Sang Dragon » fut l’objet d’un très grand commerce pendant plusieurs milliers d’années , jusqu’au 19ème siècle. Mais jusqu’au 15ème siècle la provenance du «sang dragon » fut un secret ; on le disait provenir du sang d’un bon dragon qui succombait suite à une agression sous les dents et griffes du mauvais dragon. Recueilli, ce sang devenait le sang dragon qui guérissait les blessures, les brûlures ainsi que les morsures de bêtes. Ce ne fut qu’au début du 17ème siècle que la vérité sur le sang dragon fut révélée par le médecin andalou Nicolas Monades qui assure que l’arbre qui donne cette résine porte le nom de dragon à cause de l’empreinte de cet animal que la nature imprima sur son fruit. Au siècle dernier le sang dragon entrait dans la composition de pilules et d’onguents divers contre les hémorragies ainsi que dans l’eau hémostatique de Tisserand et dans la poudre escharotique, ce produit entrait aussi dans la préparation de cire à cacheter, peinture et dans l’utilisation de vernis servant au blanchiment des dents. Il servait en règle générale en usage interne pour soigner les dysenteries et les hémorragies et en usage externe pour sécher les ulcères et en fonction cicatrisante. Les Guanches utilisaient le sang du dragon pour peindre les murs des grottes ainsi que leur corps. Grâce à son pouvoir desséchant ils l’utilisaient pour momifier les corps .L’écorce du dragonnier servait à réaliser des sarcophages, des boucliers ainsi que la construction des cadres pour les ruches. Les fruits du dragonnier ne servaient que très occasionnellement comme aliment même en période de disette à cause de leur saveur aigre-douce. Les feuilles étaient exploitées pour la fabrication de cordes grâce à leurs fibres et aussi pour l’alimentation du bétail.
L’un des secrets longtemps gardé du stradivarius est son vernis rouge inaltérable et de toute beauté. Dans sa composition entrait en grande partie le sang dragon encore de nos jours les constructeurs les plus renommés d’instruments à corde maintiennent cette technique.
L’utilisation médicale et autre ont fait de l’antiquité à pratiquement nos jours du dragonnier une plante avec légende mythe et secret.
En lisant la vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate je fus surpris de quelques phrases.
Si nous suivons le périple des douze travaux qui sont en faites des épreuves d’Hercule ou d’Héraclès, nous trouvons dans ce texte : la deuxième épreuve, devoir tuer ce monstre aquatique qu’est l’hydre de Lerne, avec neuf tètes, huit mortelles et une immortelle. Les huit têtes mortelles sont les connaissances humaines dans tous les domaines. La connaissance suprême est représentée par la neuvième tête. On la découvre que lorsque l’on a compris toutes les lois de la nature, la pierre brute qu’il a placée au-dessus de l’hydre de Lerne deviendra alors une pierre taillée, la pierre philosophale. Mais ce n’est qu’après la douzième épreuve l’initiation majeure qu’il la trouvera. Les chevaux de Diomède correspondent à la huitième épreuve.
Arrivons enfin à la dixième épreuve Héraclès doit s’emparer des bœufs de Géryon, avant cette épreuve lorsqu’il réalise la neuvième le héros a exécuté le cycle, l’unité triple manifestée par elle même mais aussi cinq + quatre, l’homme ayant transcendé la matière. La neuvième épreuve étant la ceinture d’Hyppolyte. Suite à cette épreuve Hercule peut atteindre l’initiation parfaite, il doit pour cela sortir de la Méditerranée pour aller dans l’océan (Atlantide), à ce passage, à cette initiation, où il a compris le dualisme, il va édifier les deux colonnes qui portent toujours son nom qui ne sont pas autre chose que les deux colonnes du temple sur lesquelles il doit pouvoir maintenant édifier le fronton triangulaire grâce aux trois dernières épreuves. Géryon, l’homme de la dixième épreuve est un individu avec un seul corps mais avec trois têtes. Nous sommes bien ici dans le symbole de la trinité représenté par la triple enceinte de la capitale de l’Atlantis. Au cours de cette dixième épreuve Hélios confie une coupe à Héraclès pour arriver à Erythie dont le nom vient d’éruthros = rouge. La coupe permanence du symbole indo européen du graal comme je l’ai déjà fait remarquer à Guimar sur l’île de Tenerife.
La plus célèbre des épreuves la onzième est la conquête des pommes d’or au jardin des Hespérides gardées par le dragon ; ces pommes d’or étaient pour beaucoup d’auteurs des oranges mais sont-elles les fruits du dragonnier ? Philostrate nous décrit deux dragonniers encadrant la tombe de Géryon nom très symbolique car formé par la combinaison des trois consonnes sacrées : G N R (énergie, grain, orange, ergon, origène, origine ).
Le sang bienfaisant du dragonnier est à rapprocher d’Adonis, du Christ, d’Osiris, des Cabires et indirectement à Hiram.
Les deux dragonniers sortant de la tombe de Géryon sont alliés au symbole des deux colonnes, vivantes créatures divines répondant à l’adage d’Hermès « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » car le DD avec ses ramifications aériennes rattachées au même fût vertical présente les mêmes caractéristiques avec ses racines.
L’enseignement du DD nous prouve que gratuitement nous pouvons tirer des richesses terrestres mais nous devons comme les onzièmes d’Hercule les transmuter en fruits célestes.
L’arbre immense, qui plonge ses racines dans la préhistoire, lance dans le jour que la parution de l’homme n’a pas encore sali, son fût irréprochable qui éclate brusquement en fût oblique, selon un rayonnement parfaitement régulier. Il épaule de toute sa force intacte, ses ombres encore vivantes parmi nous qui sont celles des rois de la faune jurassique dont on retrouve les traces dès que l’on scrute la libido humaine. (André Breton : L’amour fou 1935).