Il y a de
cela déjà plus de quinze ans, mes affirmations firent hurler certains
individus qui se piquent « de faire de l’ésotérisme » comme d’autres
« font du fric ». À l’époque, j’avais eu l’audace de prétendre que toute
l’affaire de Rennes-le-Château ne pouvait s’expliquer que par l’alchimie.
Cette pierre – si j’ose m’exprimer ainsi – fit quelques remous dans un
microcosme qui s’évertuait à vendre un fumeux et fantomatique Prieuré de
Sion et une lignée royale mérovingienne issue de deux mythes, à savoir
Jésus et Marie-Madeleine.[1]
Une seconde affirmation, selon laquelle « l’inénarrable livre » de l’abbé
Boudet se rattachait aux travaux de Grasset d’Orcet suscita encore
davantage de vagues, d’autant que cela sous-entendait que des liens
existèrent entre le milieu
fulcanélien, l’hermétisme
parisien et Rennes-le-Château. Depuis quelques documents – et non des
moindres – ont été mis à jour qui tous viennent corroborer mes hypothèses.
Résultat, ceux qui riaient hier ne sont plus ceux qui rient aujourd’hui.
Mais pour comprendre les événements qui se déroulèrent dans le dernier
quart du XIXe
siècle et le début du XXe mieux vaut
commencer par le début…
La
Revue Britannique une revue bien
française.
Dans son étonnant roman,
La
Vie
Mode d’Emploi,
Georges Perec, avec un humour qui n’appartenait qu’à lui, mit en scène une
jeune fille
anglaise
engagée au pair
et, ailleurs un personnage déçu dans ses ambitions anglaises qui, pour
finir, est de
la revue.
Que dire, également, de l’insistance dont fit preuve Perec en nous
expliquant que la clé de l’art du
puzzle
(énigme, devinette) réside dans le fait de placer les premiers éléments
sur les
angles et
en bordure ?
Tout ceci pourrait se montrer anodin et ne relever que de la seule
conception romanesque, si un détail insolite ne venait rendre caduque
cette explication aussi convenue que rassurante. En effet, les termes
« angle » et « angler » –
faire du galon ou de la broderie –, «
bordure », ainsi que l’expression « pairs peintres angles », se
retrouvent, et reviennent comme un leitmotiv, sous la plume d’un érudit du
XIXe
siècle. Son nom ? Georges Perec le suggère humoristiquement. En effet,
dans cette même
Vie Mode d’Emploi
(p.496 : livre de poche) il évoque avec insistance les britanniques au
sujet du 22 rue Darcet, rue qui, dans l’index, victime d’une coquille se
voit transformée en rue Dorcet. Et cette énormité, les perecquiens
empêtrés dans leurs gloses ne s’élevant jamais au-dessus des désespérantes
analyses universitaires ne l’ont pas vue. Dommage ! Ils y auraient gagné
un nom de nature à leur permettre de comprendre réellement l’œuvre qu’ils
sont censés étudier : Grasset d’Orcet.
Si son nom n’est pas tombé
totalement dans l’oubli c’est, en
grande partie, grâce à Fulcanelli[2]
qui mentionna ce personnage dans les dernières pages du chapitre consacré
à l’analyse de la croix cyclique d’Hendaye. On peut lire dans ce texte
ajouté au Mystère des Cathédrales la brève notation suivante :
« Grâce à la valeur symbolique de la lettre S, déplacée à dessein, nous
comprenons que l’inscription doit se traduire en langage secret,
c’est-à-dire dans la langue des dieux ou celle des oiseaux, et qu’il faut
en découvrir le sens à l’aide des règles de la Diplomatique. Quelques
auteurs, et particulièrement Grasset d’Orcet, dans l’analyse du Songe
de Poliphile, publiée par la Revue Britannique, les ont données
assez clairement pour nous dispenser d’en parler après eux. Nous lirons
donc en français, langue des diplomates, le latin tel qu’il est écrit,
puis, employant les voyelles permutantes, nous obtiendrons l’assonance de
mots nouveaux composant une autre phrase dont nous rétablirons
l’orthographe et l’ordre des vocables ainsi que le sens littéraire ... »
Convenons que la règle exposée par Fulcanelli demeure floue et qu’un
néophyte ne peut pas espérer
se rendre bien loin muni de ces indications
sommaires. C’est que la langue
des oiseaux ne s’apparente pas réellement
à une langue au sens où nous
entendons ce terme. Elle ne possède pas de
règles grammaticales strictes.
Plutôt qu’un langage il faut y voir un système
cryptographique, c’est-à-dire
un moyen destiné à écrire un texte code
uniquement déchiffrable par
l’émetteur et le destinataire. Le code utilisé
peut varier du simple au
complexe et consister en un remplacement
de lettres par des chiffres,
selon une valeur préalablement convenue, ou
reposer sur des assonances,
des à-peu-près phonétiques. Parfois, ledit
code peut fonctionner à
la manière des rébus ou des charades.
Contrairement
aux codes en usage dans l’armée ou les services secrets, qui utilisent le
système dit du chiffre, la langue des oiseaux permet de masquer l’aspect
crypté d’un texte puisqu’elle offre au regard des non-initiés un texte
anodin présentant plusieurs niveaux de lecture sous-jacents. Rien, à
première vue, ne saurait désigner un texte ainsi conçu comme un écrit
secret.
Ceci étant précisé, voyons
ce que fut la revue où publia Grasset d’Orcet. Contrairement à ce que
pourrait laisser croire son nom, cette revue n’était pas anglaise.
La Revue Britannique
fut fondée par Louis-Sébastien Saulnier, qui se proposait de faire
connaître en France les développements littéraires et industriels de
l’Angleterre. Ses rédacteurs la définiront en 1881 comme un recueil
international, ou plutôt cosmopolite et universel, accueillant dans son
cadre encyclopédique les œuvres les plus originales. La revue cessa de
paraître en 1901.
Grasset d’Orcet, éléments
biographiques.
Bien
qu’il se soit agi d’un homme public, ayant beaucoup publié, curieusement
les détails biographiques demeurent minces.[3]
Il vint au monde le 6 juin 1828 à Aurillac dans le Cantal. Il fit ses
études classiques à Clermont-Ferrand puis à Juilly en Seine-et-Marne. Vers
la même époque, et sans que l’on puisse dire si ces personnages s’y
rencontrèrent, nous relevons les noms de deux célébrités en relation avec
le collège de Juilly. L’abbé Louis Constant, plus célèbre sous son nom de
plume : Eliphas Levi y était professeur. Il avait été nommé grâce à
l’appui de Monseigneur de Bonnechose, un prélat dont le nom est bien connu
des amateurs de l’affaire de Rennes-le-Château et des livres consacrés à
Arsène Lupin. Or ce Monseigneur
de Bonnechose qui fut le supérieur de l’abbé Saunière, donna également la
confirmation, lors d’une tournée dans le pays de Caux, au petit Maurice
Leblanc. Devenu le « père » d’Arsène Lupin, Leblanc fit figurer
Monseigneur de Bonnechose dans son roman
La Comtesse de Cagliostro. On
sait aussi, depuis les travaux de Patrick Ferté, que ce même prélat alla
rendre hommage, à Carcassonne, à Saint Hermès et à Saint Lupin. Tout ceci,
et c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas très …catholique.
Grasset d’Orcet termina
son droit à Paris où il fréquenta l’atelier d’un sculpteur avec lequel il
acquit de bonnes connaissances artistiques. À la mort de son père, il
entreprit un voyage d’études sur le pourtour de la Méditerranée, au terme
duquel il se fixa à Chypre; là, il étudia la trace des systèmes
cryptographiques de la Grèce archaïque. Un revers de fortune le
contraignit à interrompre ses recherches archéologiques et l’obligea à
regagner la France où il collabora à différentes publications. En décembre
1873, la Revue Britannique,
accueillit un premier article qui devait inaugurer une série aussi
abondante que variée.
La collaboration de Grasset d’Orcet
s’étala sur une période de vingt-sept
ans. Il fournit quelques 160
articles relatifs aux sujets les plus divers et
occupant pour les plus longs,
jusqu’à deux cents pages. Ce génial et
modeste savant à l’érudition
prodigieuse, fut philologue,
philosophe, archéologue, historien et
littérateur. À l’écart des bruits et des
turbulences du monde, il
consacra son existence à de véritables travaux de
bénédictin. Il
s’éteignit à Cusset dans l’Allier, le 2 décembre 1900.
Le catalogue de la librairie
Dorbon-Aîné (Bibliotheca Esoterica) fournit
quelques précisions. On y
apprend que Grasset d’Orcet correspondit avec
le commandant du génie
Levet, de 1889 a
1899. Les 400 lettres adressées
par Grasset d’Orcet à Levet formaient
un manuscrit de 2240 pages. Dans ce manuscrit il était surtout question de
linguistique et de traduction cabalistique
des noms.
Il contenait de précieux renseignements sur Papus, Éliphas
Lévi, Oswald Wirth, le
sâr Péladan, le Docteur Bataille, Huysmans, Léo Taxil.
Spedalieri,
Pikel Adriano Lemmi, Crispi, Martinez de Pasqualis, Saint-Martin,
Drumont, Madame Guyon, Molina,
Weisshaupt, Jacques de Molay. Grasset
d’Orcet mentionnait également
la Franc-Maçonnerie et ses différents grades
et autres
Sociétés secrètes (Fendeurs, Charbonniers, Pilpoul ou
Maçonnerie juive, Élus Cohens,
Ordre de Croix ouvrée ou Charingcross,
Noachites, Ku-Klux-Klan, Carbonari de Mazzini, Adelphes Odd-Fellows,
Vaudois, Ordre de la Colombe,
Lucifériens, San hoë hoëi, Chevaliers du
Travail, le Palladium, les
Ordres religieux (Carmes, Cordeliers, Dominicains,
Oratoriens).
Nous pouvons d’ores et déjà constater
que la majeure partie des sujets auxquels s’intéressait Grasset d’Orcet
rejoint les lignes de force de la genèse fulcanélienne. Au plan historique
Grasset d’Orcet mentionnait l’Archiduc Rodolphe, le
Masque de Fer, Marie Antoinette, le
Comte de Fersen, la princesse de
Lamballe, Lady Hamilton, la
Dubarry, la duchesse d’Uzès, Willette, Jules Ferry,
Clémenceau, Pie IX, la famille
Bonaparte, l’impératrice Joséphine, Giolitti,
Carnot, Gambetta, le général
Boulanger, Zola, Reinach, Dreyfus, les
principaux journaux de
l’époque. Il est également fait maintes fois référence
à Louis XVII. Au sujet de ce
dernier, voici ce qu’en pense d’Orcet : Sauvé grâce au comte de Tilly et à
la sœur de Robespierre, il fut élevé à York, au Canada; en 1804, il revint
en Europe pour tâcher de faire rendre gorge au comte
d’Artois; après avoir quitté
sa femme morganatique, la princesse de
Rochefort, au lendemain de
l’arrestation de son mari, le duc d’Enghien, il
entra dans l’armée prussienne
sous le nom de Homeless avec le grade
d’alferez et il fut assassiné
par ordre de son oncle à Haggen.
D’Orcet étudia également divers
ouvrages tels que le Songe de Poliphile, les figures de Rabelais les
Emblèmes héroïques de Paradin, la prognosticatio de Paracelse, les
emblèmes de Syméoni, l’ordre des Francs-Maçons trahi et le secret des
Mopses révélé, le Diable au XXe
siècle, Les Jésuites chassés de la Maçonnerie et leur poignard brisé par
les Maçons, ouvrages qu’il interpréta au point de vue cabalistique. Il
expliqua les événements politiques de l’époque, les monnaies anciennes,
les faïences patriotiques, les armoiries des Fouquet, Rothschild,
Lusignan,
Paléologue,
Tanneguy du Châtel, Luillier de Champagne, Polignac,
Hohenzollern, de la
famille de Savoie et de Jeanne d’Arc.
Plus
curieusement mais, compte-tenu de ce que nous avons déjà laissé
entendre, cela explique
comment Grasset d’Orcet appliqua sa méthode
afin de décrypter les dessins
des journaux satiriques et illustrés de l’époque:
le Don Quichotte,
le Gil Blas,
le Courrier Français
et le Chat Noir
qui étaient
sous la direction occulte de Louis
Legrand et de Caran d’Ache dont les
planches sont exclusivement
grimoriées. Cette dernière information est
d’une importance extrême et
conforte ce que l’on pouvait pressentir du
rôle occulte que tint
le Cabaret du Chat Noir,
établissement dirigé en
apparence
seulement, par Rodolphe Salis et auquel nous avons consacré un précédent
livre.
Sur Grasset d’Orcet les renseignements font
défaut et les seules indications le concernant sont celles qu’il a bien
voulu fournir dans sa correspondance.
Selon cette source, du côté matériel
il était allié aux Sampigny de Scorailles
et à Barthélemy d’Orcet
capitaine aux dragons d’Orléans, puis ami intime de
Madame du Barry « qui ne put
en faire un colonel parce qu’il était de
noblesse non titrée mais le
fit nommer receveur des tailles ». Grasset d’Orcet
parle à
plusieurs reprises du comte d’Hérisson du baron de Billing, dont il
était l’ami, et du baron
Cerfbeer de Medelsheim à qui Marie Thérèse de
Saxe confia le soin de lui
faire des enfants, son mari le dauphin fils de Louis
XV étant
hongre.
En 1976,
deux chercheurs eurent l’idée de réunir et de publier quelques-uns
des articles rédigés par
Grasset d’Orcet. Ce recueil intitulé
Grasset d’Orcet -Matériaux
cryptographiques
- contient les titres suivants : Un saint national
en
Auvergne, Le Noble Savoir, Rabelais et les quatre premiers livres de
Pantagruel, Les Dieux sur le
pavé, Les Gouliards, John Gilpin, Héros solaire, Le
Songe de
Poliphile, La Côte d’or et ses monuments druidiques, La préface
de Poliphile, Les Ménestrel de
Morvan et de Murcie, Les collaborateurs de
Jeanne d’Arc, Le Cinquième
livre de Pantagruel, Le premier livre de
Rabelais, La Danse Macabre, Le
Pacte de famine.
Une suite était prévue a cette
publication qui n’a pas vue le jour.
[4]
Les
travaux de Grasset d’Orcet
représentent incontestablement la source
indispensable à qui
souhaite pénétrer le sens des textes cryptés.
Les
articles réunis au sein des Matériaux
cryptographiques ne sont pas d’un
abord très facile pour le
grand public contemporain, lequel ne possède
plus cette tournure d’esprit
propre aux amateurs de rébus, de charades et
de contrepèteries, tous
amusements qui divertissaient nos parents.
Dans le passé, ces jeux, que nous
considérons de nos jours assez puérils, se
pratiquaient dans les salons
et en animaient les réunions. Si nous considérons
que les artistes sont le
reflet de la culture du moment et qu’ils nourrissent leur
créativité
des aspects sociologiques de l’époque qui est leur, comment
s’étonner que les travaux de
Grasset d’Orcet aient été utilisés par des
écrivains aussi différents que
Raymond Roussel, Alfred Jarry, Maurice
Leblanc, Gaston Leroux, Lewis
Carroll ? Encore doit-on admettre que cette énumération est incomplète et
que nombre d’auteurs internationaux pourraient être adjoints à cette
liste. Mais quel fut le ciment entre des personnalités aussi
dissemblables, quel pouvait être le dénominateur commun entre un grand
bourgeois esthète, un
anarchiste
notoire, deux romanciers populaires et un mathématicien qui
fuyait l’univers des
adultes au profit de celui des enfants ?
Sommes-nous en présence d’une école
et dans 1’affirmative quels furent
ses buts ?
Si école il y eut, s’agit-il d’un
mouvement créé récemment ou au contraire plongeait-il ses racines dans un
passé lointain? À toutes ces questions, la
lecture attentive des écrits de
Grasset d’Orcet apporte un embryon de
réponse. Toutefois avant
d’approfondir ce point une réflexion s’impose. La
compréhension de la Langue des
Oiseaux est-elle indispensable à tous
ceux qui souhaitent œuvrer en
Alchimie ? Non, car en ce domaine nous
sommes en présence d’une école
laquelle utilisa ces jeux de langage en
tant que technique d’éveil, de
support. Pour prendre une analogie, un
sensitif possédant de réelles
facultés de voyance, pourra s’appuyer sur le
Tarot, les taches d’encre, la
géomancie, le Yi-king ou tout autre moyen
susceptible de lui convenir et
non pas exclusivement en usant d’une boule
de cristal.
L’école fulcanélienne semble avoir
opté pour une voie particulière apte à déclencher, par le biais des jeux
de l’esprit, un état transcendant et par
conséquent, suivant
l’étymologie de ce terme, capable d’accélérer la
montée au-dessus de notre plan
d’existence. Cette hypothèse paraît être corroborée par l’insistance avec
laquelle Raymond Roussel mentionnait le
jeu de paume. Ce sport
consiste en effet à se renvoyer une balle de plus en
plus vite ce qui provoque chez
les joueurs une accélération du rythme
cardiaque notamment, et une
sensation d’ivresse. Dans ce cas, les auteurs
précités n’auraient fait que
transposer l’effort physique du jeu de paume au
plan intellectuel et
littéraire à partir de règles préétablies correspondant au règlement du
jeu, sur un canevas faisant office de terrain, ils se seraient
renvoyés la balle ; autrement
dit, ils se seraient évertués à faire assaut de virtuosité dans l’usage
des à-peu-près phonétiques, des calembours, des
rébus, des charades.
L’exercice en question aurait servi à atteindre un état identique a celui
du joueur, un sentiment d’ivresse, une sorte d’extase propre à leur
permettre
l’accès à
d’autres formes de réalités, des réalités virtuelles insoupçonnées
du commun des mortels. En
somme, ainsi se vérifierait le fameux adage : « Qu’importe le flacon
pourvu qu’on ait l’ivresse ! » Pour extraordinaire que
paraisse une telle
éventualité, elle mérite d’être envisagée.
Ces
considérations étant exposées poussons la porte entrebâillée et allons
vérifier de quelle nature sont
les clés nécessaires à ouvrir celles qui sont encore fermées.
De quelques clés
et serrures selon Grasset d’Orcet.
Comme il n’est pas possible d’exposer
dans le détail la richesse des textes
rédigés par cet homme érudit nous allons nous
efforcer d’en dégager les
lignes de force. La lecture des articles
de Grasset ne laisse transparaître, du
moins au niveau de lecture conventionnel, qu’un
sens historique. Toutefois il
est évident que ce spécialiste de la
cryptographie ne se contenta
certainement pas d’écrire en clair et il serait
peu logique de penser que
lesdits textes doivent être lus au sens
littéral. Il est plus que probable que
Grasset d’Orcet utilisa le système, dont il fut
le brillant exégète, afin de voiler certains enseignements notamment ceux
ayant trait à l’Alchimie. En fait, la
Revue Britannique devait avoir une
double fonction occulte. Elle devait servir de boîte à lettres, aussi bien
aux abonnés qu’à des services très spéciaux, de ceux dont l’activité est
le renseignement. Cette hypothèse se trouve vérifiée lorsqu’on constate
que, parlant d’un personnage aussi connu que Saint Yves d’Alveydre,
Grasset d’Orcet le nomme, à diverses reprises Saint Yves de Salveydre (?).
Cette erreur grossière serait-elle destinée a attirer notre attention sur
un sel vert y
désignant l’agent universel de la voie qualifiée de Vitriolique ?
Assurément, et le lecteur familier des ouvrages de Fulcanelli fera le
rapprochement avec le passage des
Demeures Philosophales évoquant la
coutume parisienne du maquereau apprêté avec des groseilles vertes et que
l’Adepte encourage à lire cabalistiquement : gros sel vert. Il est vrai
que ce passage, Fulcanelli avait une autre raison de l’écrire, ne
serait-ce que parce qu’il a son rôle à jouer quant à l’élucidation du
mystère de l’état civil de l’Adepte. Pareillement, évoquant le personnage
historique Miguel Manara, Grasset d’Orcet écrit – comme Prosper Mérimée –
Marana, ce qui en espagnol veut dire
tromper ou embrouiller.
D’un point de vue général, et pour comprendre la
démarche de Grasset
d’Orcet, il faut s’arrêter sur la notion
de langage. Le langage trouve sa
raison d’être dans le fait qu’il véhicule le
Verbe. Ce Verbe assure a l’homme son incontestable
supériorité et si le langage n’est utilisé que comme un incessant
babillage, il perd sa noblesse, sa grandeur. La langue est
l’instrument de l’Esprit puisque le
Nouveau Testament
nous dit qu’à la
Pentecôte des langues de feu
descendirent sur les apôtres leur conférant
le don des langues. Tous les langages se sont
structurés à partir d’une
ossature, d’un squelette, constitué des
consonnes, puis se sont animés par l’adjonction de voyelles. Le langage
s’est créé du signifié, du contenu
sémantique du signe, au signifiant ou
matérialisation du signe. Georges Perec s’en est souvenu en nommant deux
des personnages de son roman La
Disparition-laquelle n’est pas
uniquement celle de la lettre e, mais aussi celle de Fulcanelli – Anton
Voyl (Voyelle) et Amaury Conson (Consonne).
Dans le
système, mis en évidence par Grasset d’Orcet,
l’une des clés réside dans le
fait, qu’en cryptographie comme dans les
langues sémites, seul compte le
squelette des mots, autrement dit les
consonnes; les voyelles quant à elles
étant permutantes.
Dès que l’on cesse d’accepter comme
parole d’Évangile l’enseignement officiel, les douloureuses courbatures
contractées à ses barres fixes s’estompent. On est alors amené à
s’interroger sur certaines singularités observables, tant en littérature,
qu’en sculpture ou en peinture. Le chercheur à l’esprit libre de tout
dogme découvre un univers artistique étrange et fascinant, insoupçonné du
commun des mortels, une sorte de courant souterrain qui doublerait le
monde apparent des arts. Le visible possède sa complémentarité masquée aux
profanes : le monde de l’invisible. Ces deux mondes qui se chevauchent
évoquent irrésistiblement ces tapisseries dont nous pouvons admirer le
travail fini, l’esthétique, mais qui tirent leur beauté d’un
enchevêtrement complexe de fils, fils qui forment la trame, cette trame
sans laquelle le visible ne serait pas matérialisé. Nombreux furent les
écrivains qui tramèrent leurs œuvres en utilisant des systèmes
cryptographiques plus ou moins complexes, créant ainsi une œuvre dans
l’œuvre. Au XIXe
siècle Jules Verne se posa en précurseur et ceci explique la vénération
qui fut celle de Raymond Roussel pour ce romancier qu’il qualifiait de Maître
incomparable. Toute l’œuvre de Raymond Roussel insiste sur un objet en
apparence anodin : l’épine, ainsi que sur ses parents pointus :
l’aiguille, la pointe, le clou et autres objets aigus. La pointe fut,
d’ailleurs, mise à l’honneur par Cyrano de Bergerac, dès le XVIIe
siècle, qui l’utilisa dans ses entretiens qualifiés de pointus. Quant à
l’aiguille, on ne compte plus les meurtres perpétrés avec cet instrument
dans les aventures d’Arsène Lupin. Maurice Leblanc craignit-il que ses
lecteurs ne soient que des liseurs charnels incapables de saisir toutes
les subtilités de ses romans?
Toujours est-il qu’il éprouva le besoin de coudre de fil blanc l’une des
plus extravagantes aventures de son sympathique héros : l’Aiguille creuse.
Il faudrait souffrir d’une sévère myopie intellectuelle pour ne pas saisir
ce clin d’œil appuyé puisqu’en l’occurrence cette aiguille gigantesque,
plantée dans le décor n’est autre que celle d’Étretat ! Pour ceux qui
douteraient de ces dernières assertions et s’évertueraient à ne vouloir y
voir qu’une extrapolation extravagante, il leur suffira d’ouvrir à la
seconde page La
Barre-Y-Va du même auteur. Ils pourront
y lire : « La vie est beaucoup moins compliquée que l’on ne le croit et
elle dénoue elle-même ce qui nous paraît enchevêtré. » Il s’agit bien
d’une évocation de ce qui est tramé. Maurice Leblanc confirma d’ailleurs
cette lecture en prenant soin de nous présenter Arsène Lupin sous le
pseudonyme de D’Avenac, nom dont l’anagramme est caneva(s), objet tramé
s’il en fut. Ce qui est vrai en littérature l’est également dans le
domaine de la sculpture et de la peinture. En effet, les artistes de
l’ancien temps signèrent leur production de différents symboles et ce, en
fonction de la corporation a laquelle ils appartenaient. Lesdites
corporations étaient des sociétés discrètes et initiatiques qui trouvèrent
leur prolongement dans le
rosicrucianisme du XVIIe
siècle et la Franc-Maçonnerie du XVIIIe.
Les
membres de ces corporations se donnaient
un nom générique dont le plus courant fut celui de
pairs peintres anglés.
Le mot angler,
en vieux français, signifiait à la fois cacher et faire du galon, par
extension : faire de la broderie. Le secret de cet art résidait dans la
composition de bordures ou d’ornements sur des canevas rythmés. Parler de
rythme en matière de peinture ou de sculpture peut surprendre. Néanmoins,
l’expression est exacte s’appliquant à l’utilisation du nombre d’Or, par
exemple chez Nicolas Poussin. Les pairs peintres anglés parisiens se
qualifiaient de pairs lanternes et c’est cette appellation qu’adopta
régulièrement dans ses œuvres Rabelais. Ceci explique, au demeurant, ce
singulier passage ou un docteur anglais vient arguer par signes. Cette
discussion entre Panurge et le docteur est un dialogue blasonné, une œuvre
anglée. En littérature, les initiés utilisaient des octosyllabes et la
rime finale en L. Cette dernière lettre, affectant la forme d’un crochet
ou d’une clé universelle, communément appelée passe-partout ou encore
rossignol. La lettre L était le signe de reconnaissance de cette école
dont Fulcanelli se voulut l’héritier direct. Sinon, comment expliquer
qu’il choisit de titrer ses deux livres en utilisant deux noms
octosyllabiques et dont la dernière syllabe s’achève par une consonance en
L ?
Une corporation de peintres utilisa
la Lanterne en guise de signature. Il s’agissait des Lanternois auxquels
fait également allusion François Rabelais. Une autre corporation, dont les
membres se nommaient grinches habiles ou abeilles, signait d’une grosse
boule en verre. Ce fut le cas notamment du Titien lors qu’il exécuta le
portrait de sa maîtresse; cette toile est visible au Louvre. Cette boule
peut se voir également sur le portrait de la Duchesse de Southampton peint
par Van Dyck. La lanterne, quant a elle, se voit fréquemment sur les
toiles du XVe
siècle. On trouve aussi parfois, en guise de signature, une hallebarde.
L’épingle semble avoir été la marque d’une confrérie placée sous le
patronage de Saint Gilles, version chrétienne du Gille de l’antiquité. Ce
nom était un dérivé de saint Gilpin ou Gulpin, lequel était primitivement
Vulpin ou Vulpian, ou encore Bacchus. Ce personnage emblématique du mythe
solaire se retrouve en Angleterre dans les traditions populaires. Cowper
en fit le héros d’un livre en 1785. John Gilpin est la version anglaise de
Jean Gille, le Jean Joly des anciennes chansons françaises. La marque des
Gilpins était l’épingle, cette épingle
dont Léonard de Vinci signa le buste de Béatrice Farnèse. Cette même
épingle est visible sur de nombreuses gravures du XVIIIe
siècle se rapportant à des initiations maçonniques. L’épingle était
l’insigne du plus haut grade des loges et corps de métiers. Michel Ange
fit également mention de son appartenance à cette Guilde sous forme de
rébus. Le Captif qui peut se voir au Louvre, montre un singe se mettant le
poing dans l’œil. Grasset d’Orcet y vit « singe œil poing », approximation
phonétique de saint Gilpin. Une autre confrérie signait ses productions
d’une patte d’oie affectant la forme d’une fourche à trois branches. Les
membres de cette confrérie se nommaient les Pédauques, terme tiré de la
langue d’Oc. Les Pédauques se référaient à une mystérieuse Reine possédant
un pied palmé; c’est elle qu’évoquait le poète Gérard de Nerval dans
Aurélia
sous le nom de Reine du Midi : la Reine de
Toulouse, la Gnose considérée comme hérésie par l’Église catholique, et
contrainte de se travestir, faisant semblant de mourir
pour mieux renaître, ailleurs, de ses
cendres comme le Phénix. Relevons que Grasset d’Orcet fréquenta Théophile
Gautier, lequel fut l’ami de Gérard de Nerval.
De l’alchimiste des
Faiseurs
d’or aux alchimistes des mots.
Le 15 septembre 1905, la revue
Je sais
tout, créée par Pierre Lafitte,
publia un article, intitulé
Les Faiseurs d’or,
qui fit beaucoup de bruit. En l’occurrence, André Ibels, frère de H.G.
Ibels un ancien du
Chat Noir,
interviewa l’alchimiste Alphonse Jobert, lequel fut un temps le maître de
René Schwaeblé avant que ce dernier ne s’accroche aux basques de Huysmans.
Deux mois plus tôt Jobert, alors âgé de plus de 60 ans, avait pratiqué une
transmutation en direct, devant des témoins, dont le célèbre chirurgien de
l’hôpital Saint-Louis : Louis Eugène Doyen. Très impressionné, Doyen
proposa à Jobert de venir travailler avec lui… Détail amusant, mais
parlant, nous apprenons en lisant
La
comtesse de Cagliostro qu’Arsène
Lupin, dans sa jeunesse fut carabin à l’hôpital Saint-Louis dans le
service du Docteur Altier. Ce supérieur dont le nom indique la
supériorité, n’est-il pas un synonyme de… « doyen » ? Dans l’article
susmentionné, Jobert prétendait pouvoir fabriquer assez d’or pour
rembourser la dette de la France consécutive à la défaite de 1871. De
plus, il racontait la mésaventure d’un alchimiste naïf – sans doute
lui-même – s’étant fait saisir 76 kilos d’or
par la Monnaie de Paris. Dans son
commentaire – ou hypotypose – au
Mutus
liber, rédigé avant 1914 – Pierre
Dujols, libraire érudit et dernier descendant des Valois, et dont on sait
qu’il participa activement à la parution des ouvrages signés
Fulcanelli, évoque également cette
saisie, commençant son récit par : « De tous temps, il y eut des
faiseurs
d’or… » ;
il ajoute : « À la suite de débats sensationnels et peu distants, on
a laissé dire – et au milieu de quelle stupeur – que l’Administration de
la Monnaie aurait saisi (…) la production d’un alchimiste contemporain… »
Raymond Roussel, de son côté, fit une allusion à cet épisode, au sein de
son ouvrage posthume
Comment j’ai écrit certains de mes livres.
Il ne pouvait ignorer ce fait. En effet, toujours dans le même ouvrage, au
sein d’un texte intitulé
Le haut de la figure,
il écrit : « Un beau jour la manie des sciences m’ayant repris,
j’étais allé sonner au petit rez-de-chaussée de
Volcan… »
Ce
Volcan,
personnage distrait, et pour tout dire lunaire, masque à peine le
Vulcain
lunatique ou grand arcane alchimique
qui est l’étymologie de
Fulcanelli
– et non le Vulcain ou Volcan du soleil comme le prétendit Eugène
Canseliet. Or un nom revient, sous forme de charade, de manière récurrente
sous la plume de Roussel, celui de Jobert. Nous laissons au lecteur le
soin d’en tirer les conclusions qui s’imposent. Ultime précision ! Au
cours d’une représentation de
Locus
solus, l’un des comédiens commit un
lapsus qui alarma l’auteur. Le comédien en question appela Cantagrel le
personnage se nommant Canterel. L’émoi de Roussel était compréhensible,
car ce lapsus était par trop révélateur des clés de sa pièce laquelle
mettait en scène des cadavres
réfrigérés. La rue Cantagrel est
située à Paris dans le 13e
arrondissement, dans le même quartier se trouve la rue de
La
Glacière. Ceci ne nécessite pas
davantage d’explications. En revanche, il faut savoir qu’existe aussi dans
cet arrondissement une avenue de la Sœur Rosalie où demeura… Alphonse
Jobert.[5]Jobert
exécuta au moins deux autres transmutations devant des témoins ; la
première devant Abdul Hacq, pseudonyme de Léon Champrenaud, directeur de
la
Voie,
journal de l’église gnostique, et la seconde devant Victorien Joncières,
compositeur notamment d’un opéra pour… Emma Calvé. Depuis ces dernières
années, un certain nombre de documents sont mis à jour lesquels prouvent
que « l’affaire de Rennes-le-Château » posséda des ramifications avec les
milieux de l’hermétisme parisien.
C’est ainsi que vient d’être découvert
un exemplaire de livre de l’abbé Boudet dédicacé à Grasset d’Orcet. Cette
découverte doit être rapprochée d’une seconde. La publication, par notre
ami Thierry Garnier de la liste d’une partie de la bibliothèque de l’abbé
Saunière. Cette liste fait apparaître deux singuliers romans. L’un est
consacré à l’élixir de longue vie, le second à la pierre philosophale.
Plus étonnant encore. Ce recensement prouve que Saunière était abonné à la
revue
Je sais tout,
en 1908 et qu’il l’était déjà en 1905, date qui vit la publication de
l’article Les Faiseurs d’or !
Est-ce assez probant ?
Afin de conclure, il me faut souligner que
Pierre Lafitte fut l’éditeur des écrits de Maurice Leblanc et de Gaston
Leroux, deux auteurs dont les romans – comme les œuvres de Roussel, de
Jarry et de Willy l’époux de Colette –
véhiculent des objets, des expressions
et des noms de personnages contrebandiers,
c’est-à-dire qui franchissent les frontières littéraires au nez et à la
barbe des « douaniers » de la culture officielle. Si les noms de Leblanc
et de Leroux – tout comme le symbolisme qui se dégage de leurs œuvres
respectives – sont emblématiques des
deux
œuvres alchimiques,
[6] la
couleur
rouge,
qui domine dans les romans de Leroux, il est bon de s’en souvenir, était
la signature des Gilpins ainsi que souligné par Grasset d’Orcet dans son
John Gilpin, héros solaire.
Roussel y fait une référence directe par l’intermédiaire du personnage de
Locus solus
qui se nomme Ethelfleda Exley. Dans cet
épisode, il y a orgie de rouge. Perec s’en est souvenu et cela explique
qu’il ait fait imprimer en rouge la fin de
La Disparition.
Enfin et pour en revenir au
Volcan
de Roussel on en retrouve une trace amusante chez Maurice Leblanc.
Contrairement à tout ce qui a été écrit, Lupin ne résulte pas d’un choix
arbitraire. Les « lupins » sont des papilionacées bleues, des fleurs dont
les cinq pétales inégaux les font comparer aux ailes des papillons.[7]
Or il existe une variété de vanesses appelée
Vulcain,
du nom du dieu dont dérive le mot volcan par le latin
vulcanus.
Tous ces jeux de langages sont bien dans l’esprit du système
cryptographique dont les règles furent longuement développées par Grasset
d’Orcet.
Richard
Khaitzine
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