..COLÓQUIO INTERNACIONAL "A CRIAÇÃO". CONVENTO DOS DOMINICANOS. LISBOA. 2001


  • LA FUITE EN AVANT DU DARWINISME
    ROSINE CHANDEBOIS




Le titre de ce colloque a de quoi surprendre car, par définition, toute création est l’œuvre d’un créateur, et le milieu scientifique, dans sa grande majorité, admet comme une vérité démontrée l’hypothèse séculaire de Darwin, selon laquelle la vie aurait été sortie du néant par le hasard.
 

La victoire du darwinisme est considérée comme celle de l’objectivité scientifique sur un obscurantisme religieux qui n’entend pas désarmer. Il faut plutôt la voir comme celle d’un obscurantisme scientifique sur le travail de chercheurs qui ne redoutent pas de trouver à l’origine de la vie une Intelligence ineffable. 

Pour comprendre la situation actuelle, il faut remonter à l’époque où la notion d’évolution s’est imposée à l’esprit des biologistes. De l’anatomie comparée et de la paléontologie on avait tiré quelques bribes de l’histoire du vivant. Elles imposaient l’idée que les formes se sont compliquées et diversifiées à la faveur de la reproduction, sans qu’il y ait de rupture dans l’unité du vivant. On ne tarda pas à déclarer que cette notion d’évolution devait ruiner le crédit de la religion puisqu’elle est en contradiction avec le récit biblique de la génèse. Or, dans ce récit, il est question de l’unité du vivant. Il y a une évolution dans la pensée divine (« Dieu vit que cela était bon, alors il créa… » des êtres plus compliqués). Enfin, et surtout, l’histoire du vivant qui y est esquissée ne diffère pas, dans ses grandes  lignées, de ce qu’on enseigne toujours, à savoir que les végétaux furent crées en premier, puis les animaux aquatiques avant les animaux terrestres, l’Homme étant le dernier venu. La contestation portait en réalité sur les interventions divines : grâce à l’objectivité scientifique, on trouverait bien une explication rationnelle à l’évolution. 

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L’objectivité scientifique interdit, d’une part, l’interprétation des phénomènes naturels par une intervention supra-naturelle – là dessus, tous les scientifiques sont d’accord – et, d’autre part, la mise au rencart de données tirées de l’observation directe ou de l’expérience, sous prétexte qu’elles sont contraires à une théorie jugée satisfaisante – ce qui se pratique couramment. Or, dans le domaine de l’évolution, ces deux exigences s’excluent mutuellement. Chercher une logique dans  ce phénomène, c’est admettre a priori que chacune de ses étapes fut préparée par les précédentes, ce qui implique, à l’origine de la vie un projet, si colossal qu’il ne peut être que divin. Les matérialistes, ne pouvant accepter une telle solution, ont eu beau jeu de la rejeter sous prétexte qu’elle est contraire à l’objectivité scientifique. Il ne restait alors qu’à faire travailler l’imagination pour réduire la vie à une absurdité. 

Sachant qu’au sein de l’espèce les morphologies sont extrêmement diversifiées et que les éleveurs l’améliorent en sélectionnant les reproducteurs, Darwin posa pour principe que la variation a créé tout et n’importe quoi et que la sélection naturelle, en éliminant les moins aptes à survivre, a créé un faux-semblant de  finalité. Ainsi, contrairement à ce que l’on prétend, le darwinisme n’est pas une théorie explicative de l’évolution mais  bien un créationisme athée qui, à l’origine de chaque espèce, remplace l’intervention divine par celle du hasard, agissant comme ces coups de baguette magique qui transforment une citrouille en carrosse. Ce « conte de fées pour adultes » a pu convaincre puisqu’à l’époque de Darwin nos connaissances au sujet du fonctionnement du vivant étaient pratiquement nulles. C’est aux héritiers de sa pensée qu’a incombé la mission impossible de faire du darwinisme la caution scientifique de l’athéisme, tandis que les progrès de la science accumulaient les arguments contraires.

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Les premières difficultés sont venues de l’anatomie comparée et de la paléontologie. Alors que, selon les vues de Darwin, l’évolution aurait dû progresser par l’accumulation de modifications infimes, il fallait se rendre à l’évidence : la grande évolution (la création des grands plans d’organisation et des organes) a procédé par des bons en avant, des complications architecturales soudaines, parfois considérables, comme ce fut notamment le cas pour l’oeil des Vertébrés. Darwin était déjà conscient de l’importance de l’objection puisqu’il écrivit à un ami « Quand je songe à l’oeil, j’en ai  la fièvre ». Les darwinistes actuels sont moins fiévreux : l’évolution a procédé au hasard, donc les coups de  hasard d’une improbabilité astronomique sont possibles et se sont reproduits. 

Toutefois, en ce qui concerne les événements les plus importants de l’évolution – la création de ce qu’on appelle les grades – la contradiction entre les faits et leur explication par les principes darwiniens est si évidente que mieux vaut ne pas soulever la question. Les Métazoaires ont engendré les colonies (des individus issus d’un même oeuf par un processus de reproduction asexuée ne se sont pas séparés). Certaines de  ces colonies se sont différenciées : les individus se sont partagés les trois grandes fonctions animales (nutrition, protection, reproduction). Pour  cela, ils ont acquis des morphologies appropriées. Ceci n’a pu se faire qu’en une seule génération (autrement, les premières colonies différenciées n’auraient pas survécu). Le même phénomène s’est produit dans divers groupes appartenant à trois embranchements différents (Coelentérés, Vers, Prochordés). De plus, un phénomène analogue est à l’origine des Métazoaires. Les cellules issues de l’oeuf ne se sont plus dispersées et se sont partagé les mêmes fonctions, et ce même partage se retrouve également dans diverses sociétés d’Insectes... 

Dans les années 40, le darwinisme est devenu la « théorie synthétique ».  L’adjectif laisse à penser que l’on a puisé dans toutes les disciplines des données susceptibles de nous éclairer sur les mécanismes de l’évolution et qu’après en avoir fait la synthèse on était retombé sur les principes darwiniens. En réalité, on a cherché dans diverses disciplines des arguments plaidant en faveur de ces principes. Notamment, de la génétique, on a tiré l’explication de la variation par l’instabilité du génome (les gènes changent inopinément de structure chimique avec une certaine fréquence, ce qu’on appelle les mutations). Or, déjà à cette époque, on disposait d’arguments qui auraient dû faire renoncer au darwinisme. 

On sait qu’un embranchement est caractérisé par une architecture particulière. Si son apparition au cours de l’évolution avait résulté de l’instabilité du génome, comment expliquer que, par la suite – pendant des millions  d’années – elle n’ait pas été modifiée ? Par ailleurs, au cours du développement individuel d’un animal, on voit réapparaître temporairement des caractères d’organisation caractéristiques de formes adultes ancestrales – par exemple des fentes branchiales chez les vertébrés terrestres. Le phénomène avait fait couler beaucoup d’encre depuis plus d’un siècle : on ne pouvait l’ignorer. On l’a déconsidéré sous prétexte qu’à aucun moment du développement un embryon ne peut être confondu avec une quelconque forme adulte, ce qui a permis d’éviter la question cruciale : si la disparition de tels traits chez les adultes d’une lignée évolutive résultait de mutations, d’où viendrait l’information nécessaire à leur réapparition temporaire chez l’embryon de formes plus récentes ? Par ailleurs, l’expérimentation sur l’embryon avait déjà montré que le phénomène peut être indispensable à la poursuite normale du développement. La chorde, qui  persiste chez l’adulte de certains Prochordés, fonctionne comme le « centre organisateur » de l’embryon des Vertébrés, avant de se résorber pour faire place à la colonne vertébrale. 

Dans  les années 70-80, le darwinisme, que  de nombreux biologistes avaient fortement critiqué, allait s’imposer grâce à une révolution dans les méthodes de la biologie. Jusque là, l’embryologie et la génétique avaient progressé indépendamment l’une de l’autre. Les découvertes de la biochimie (notamment celles de la structure et du fonctionnement des gènes) avaient favorisé la génétique mais n’avaient pas résolu les énigmes que soulevaient les résultats des interventions expérimentales sur les embryons. Aussi, lorsque la fusion de ces deux disciplines en une biologie du développement s’avéra indispensable, la génétique s’est emparé du problème et a imposé sa propre solution, dans l’ignorance de l’embryon réel. Curieusement, on est revenu à la vieille conception selon laquelle un caractère d’organisation est créé et maintenu par l’activité d’un gène particulier. Sur ce postulat, on a construit un syllogisme. Au cours du développement individuel, l’organisation se complique selon un rituel propre à l’espèce. Cela prouve que les gènes « morphogénétiques » sont réactivés selon une séquence particulière, contrôlée par des gènes «programmeurs ». En conclusion, le développement apparaît comme l’exécution d’un programme codé en séquences de nucléotides dans l’ADN. Or, à  cette époque, tout ce que l’on avait appris en opérant sur les embryons avait déjà montré que l’émergence de l’organisation visible résultait d’un jeu très complexe d’interactions cellulaires amorcé par le cloisonnement du cytoplasme hétérogène de l’oeuf pendant sa segmentation. Par ailleurs, s’il existait un programme génétique, le nombre de gènes aurait dû augmenter tandis que les architectures individuelles se compliquaient. Or on savait que la quantité d’ADN par noyau est du même ordre chez les cellules libres et les Métazoaires ; il a même marqué une nette tendance à la baisse au cours de l’évolution des Vertébrés. Cette curieuse « révolution génétique » a si bien servi le darwinisme que l’on peut s’interroger sur les intentions de ses instigateurs. En se réclamant des fantastiques avancées de la biologie moléculaire, on a reformulé les principes darwiniens : le hasard a créé les gènes, la sélection les a agencés en systèmes cohérents[1]. 

En résumé, dans la doctrine actuelle, on peut reconnaître trois apports successifs, ou plutôt trois étapes d’une fuite en avant, puisqu’à chacun d’eux correspond une discipline qui a été plus  particulièrement touchée par la désinformation. A la base  persiste l’essentiel de la pensée de Darwin (le principe variation/sélection) qui méconnaît une grande partie de son objet (notamment certains des événements les plus saillants de l’évolution). Le deuxième apport est celui du néo-darwinisme (l’explication de la variation par les mutations) : une synthèse qui rejette des faits essentiels (notamment les données de l’embryologie descriptive). Le troisième est celui de l’ultra-darwinisme : la justification de l’hypothèse darwinienne avec un syllogisme fondé sur un postulat (qui  a rejeté les acquis de l’embryologie expérimentale). 

Le plus important, toutefois, c’est que pour défendre cette soi-disant théorie de l’évolution, souvent taxée « d’escroquerie intellectuelle », on a continué à raisonner comme si les formes adultes s’étaient transformées les unes dans les autres. Or, les modifications ont bien entendu porté sur les modalités des développements individuels, de telle sorte qu’il a été possible de les découvrir en comparant celles d’espèces actuelles, et de tirer un concept de l’évolution dans une synthèse de ce que nous connaissons des mécanismes de l’émergence de la forme[2].

Nous nous limiterons ici à résumer les réponses apportées à deux problèmes majeurs, leur solution montrant que l’on ne peut échapper à faire du monde vivant l’oeuvre d’une intelligence créatrice – dont certains théoriciens refusent de reconnaître l’existence sous prétexte qu’on ne peut ni la définir ni la concevoir – et qu’il est nécessaire, urgent même, de condamner le darwinisme.

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Le premier problème concerne la macro-évolution chez l’animal, c’est-à-dire la complication et la diversification des architectures fondamentales des individus. Ses mécanismes doivent être évidemment recherchés dans l’analyse de la phase constructive du développement, que l’on appelle l’organogénèse. 

L’observation directe révèle que la complication des structures pendant cette période se résume au morcellement de l’embryon en tissus de plus en plus spécialisés. L’individualisation de chacun d’eux se manifeste par l’émergence d’une ébauche morphologiquement distincte dont l’organisation se complique rapidement – ce qui suggère une diversification des activités moléculaires de ses cellules. En outre, chaque étape de ce morcellement s’accompagne de remaniements plus ou moins importants dans le modelé de l’embryon, ce qui suggère des déplacements et des réagencements cellulaires. Il faut noter que les premiers traits d’organisation qui se mettent en place avec l’émergence d’une ébauche sont les mêmes que l’on retrouve chez tous  les adultes appartenant au même embranchement ou à la même classe — ces traits sur lesquels la variation n’a aucune prise. 

Si on isole en culture un  morceau de tissu embryonnaire, les cellules modifient leurs propriétés puis, en se réagençant brusquement, créent l’aspect histologique d’un tissu plus spécialisé. Les gènes ne sont pour rien dans cette progression. Si les cellules sont séparées les unes des autres, elle cesse, fait marche arrière et reprend seulement lorsque les cellules sont réagrégées. Le tissu embryonnaire se présente donc comme un système finalisé qui progresse grâce à une communication permanente entre les cellules – le système « population cellulaire ». Si on modifie les conditions de culture, il est possible que les cellules engendrent un autre tissu. On explique ainsi le mécanisme du morcellement de l’embryon : au stade où les cellules sont devenues compétentes pour former spontanément un tissu plus spécialisé, une partie d’entre elles, subissant l’influence d’un tissu voisin (l’inducteur), s’engagent dans une autre progression. Lorsqu’un tissu a émergé, la différenciation progresse tandis que les influences des tissus voisins s’y propagent en interférant – d’où une diversification très rapide des activités cellulaires et la mise en place d’une organisation invisible, dont les caractères particuliers sont déterminés par les identités des tissus en présence. Ainsi, l’embryon apparaît lui-même comme un système finalisé qui organise li-même sa ségrégation en systèmes « population cellulaires », de telle sorte qu’ils créent, en communiquant les uns avec les autres, l’architecture fondamentale de l’individu. 

La diversification des activités biochimiques des cellules se manifeste par l’émergence de l’organisation visible parce qu’elle diversifie leurs comportements. En particulier lorsque des cellules ont acquis une nouvelle identité tissulaire, elles se disposent autrement ou migrent en foule. Les traits essentiels de l’architecture mis en place sont donc déterminés par les fonctions animales que se partagent les cellules, ce qui explique que la variation génotypique n’a sur eux aucune prise. Ceci a été particulièrement bien montré par la désagrégation de jeunes embryons. Dispersées et mélangées, les cellules se regroupent d’abord au hasard des rencontres, puis vont à la recherche de celles qui ont la même identité tissulaire et construisent des structures à peu près comme elles l’auraient fait dans l’embryon normal. Tout se passe donc comme si elles « savaient » ce qu’elles ont à faire. 

Si les mutations se manifestent par des malformations, c’est parce que, à un certain stade du développement dans un certain tissu, elles provoquent des modifications d’ordre quantitatif dans les comportements cellulaires (par exemple, la progression de la différenciation est accélérée, ou bien la cohésion est trop forte, ou bien encore les déplacements sont trop lents). Ces cellules faussent le jeu ultérieur des interactions cellulaires : certaines  ébauches ne peuvent pas se constituer ou s’organiseront anormalement. 

Il est maintenant possible de reconstituer les modalités de la macro-évolution en comparant celles de l’organogénèse chez des espèces appartenant à différentes classes d’un même embranchement. Les plans de l’organisation de l’adulte se sont compliqués parce que le morcellement des embryons a été poussé de plus en plus loin. Parce que chaque étape de ce morcellement est programmé par les événements antérieurs du développement, cette étape de l’évolution a été préparée dans les développements de formes situées dans leur ascendance évolutive. Comme chaque individu est issu d’un oeuf produit par un autre, la lignée évolutive se présentent comme un système finalisé, conçu de telle sorte que des organismes de plus en plus performants ont donné à leurs oeufs des moyens accrus pour maintenir les cellules de plus en plus longtemps  l’état embryonnaire. Ce système « lignée », aujourd’hui amorti, fut le moteur de l’évolution. Chaque fois qu’il a engendré de nouveaux tissus, la variation a rapidement diversifié les structures qu’ils ont mis en place, sans effacer les caractéristiques déterminées par les fonctions tissulaires. Ainsi s’explique que le buissonnement des lignées n’ait jamais affecté les caractères distinctifs des embranchements et des classes. A cela il faut ajouter que le cytoplasme de l’oeuf des Métazoaires inférieurs est organisé comme celui des cellules animales libres. En conclusion, c’est l’objectivité scientifique qui impose maintenant d’admettre qu’il y eut un projet à l’origine de la vie... 

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Le deuxième problème que nous allons évoquer est celui de l’évolution des sociétés humaines. On pourrait croire a priori qu’il n’a aucun lien avec le précédent. Or l’embryologie expérimentale nous a réservé une surprise de taille : les complications des architectures individuelles  au cours de l’organogénèse reposent sur les mêmes principes que les progrès des sociétés humaines, et ces principes ne sont autres que ceux des systèmes téléonomiques conçus par les cybernéticiens. 

D’après le modèle théorique, un système téléonomique intègre les fonctionnements de machines conçues pour échanger des informations et conserver la mémoire  des résultats de cette communication. Les cellules et les hommes le sont de même. Précisons toutefois que chez les cellules on a appelé « mémoire » les traces  que laissent dans le cytoplasme des changements d’activité moléculaire imposés par l’influence momentanée, directe ou indirecte, d’autres cellules, et qui sont conservées lors des divisions. Toujours selon le modèle théorique, il suffit qu’au départ les données mises en mémoire soient différentes pour que, par suite de la communication, les contenus de leur mémoires respectives s’enrichissent tout en se diversifiant. Ainsi, le système acquiert de lui-même une organisation de plus en plus compliquée : c’est ce qu’on appelle son autopoïèse. 

Dans les systèmes sociaux, l’acquisition puis le maintien d’une organisation exige évidemment la perte ou la limitation de la liberté de se déplacer pour les individus. Les cellules engendrées par les oeufs ont constitué des organismes différenciés lorsqu’elles ne se sont plus séparées. Les civilisations sont nées avec la sédentarisation, les déplacements massifs de populations étant susceptibles de déstructurer les sociétés, c’est-à-dire de les mettre sur le chemin de la décadence. 

Dans le système théorique, à chaque étape de l’autopoïèse, l’organisation acquise est assimilable à sa mémoire globale, la somme des mémoires individuelles. Dans les systèmes sociaux, par contre, les individus doivent rester en relation les uns avec les autres pour conserver la mémoire des acquis (isolée, la cellule se dédifférencie jusqu’à perdre éventuellement son identité tissulaire ; isolé, l’homme devient amnésique). Par ailleurs, les individus ayant une durée de vie plus courte que le système, ils doivent recevoir une instruction appropriée pour que les structures sociales se maintiennent. La mémoire globale du système social, cellulaire et humain est donc une mémoire collective entretenue par la communication. 

D’après la théorie, un système téléonomique acquiert une organisation plus compliquée si ses unités communiquent avec celles d’un autre système téléonomique – a fortiori de plusieurs. Le même principe se retrouve dans les sociétés cellulaires et humaines, chez l’organisme animal, ce système élémentaire est la population cellulaire, définie par l’identité tissulaire acquise par les cellules à une certaine étape du développement. Dans l’espèce humaine, c’est l’ethnie, définie par une culture ancestrale. Les individus constituant un système élémentaire communiquant avec d’autres systèmes élémentaires, les structures sociales atteignent des degrés de complexité extrêmement élevés. Nous avons montré comment les structures d’une jeune ébauche d’organe se compliquent rapidement sous l’influence des tissus voisins. Un schéma analogue est applicable aux sociétés humaines, par exemple pour la diversification des patois et des dialectes sous l’influence des contrées limitrophes[3]. 

Enfin et surtout, les deux systèmes sociaux présentent une autre analogue remarquable, à savoir que leur autopoïèse peut être à chaque instant déviée par suite d’une modification imposée au comportement de certains individus ou à la mémoire collective. En raison du fonctionnement propre du système – autrement dit, de son immanence – son état final diffère alors plus ou moins profondément de celui qu’il aurait dû normalement acquérir, même si la modification initiale était infirme. On retrouve ici encore un principe de la cybernétique : les prestations des systèmes téléonomiques sont diversifiables à l’extrême par toutes  sortes de facteurs agissant comme un « bruit de fond » qui révèle leurs potentialités multiples. 

Le développement de l’animal illustre parfaitement ce principe. A chacune de ses étapes, un changement dans les conditions de milieu peut se répercuter sur le comportement d’un certain type de cellules  (en les affectant directement ou en causant une mutation). Ou bien un stress mécanique peut modifier l’organisation acquise. Par le jeu des interactions cellulaires, les effets sont de plus en plus marqués. A un même stade de l’autopoïèse, toutes sortes de facteurs peuvent agir différemment, et, pour chacun de ces facteurs, le résultat varie selon le stade concerné. Ainsi s’explique l’extrême diversité des formes dans le règne animal. Mais la médaille a son revers : les structures créées peuvent être incompatibles avec le fonctionnement normal du système : le développement est bloqué ou bien l’adulte est handicapé. 

Dans le système social humain, ce sont les individus eux-mêmes qui orientent l’autopoïèse. L’homme est libre en effet de se comporter comme il l’entend et peut influencer le comportement de ses  congénères. Avec son intelligence et son imagination, il injecte des données dans la mémoire collective. Il a également le pouvoir de modifier l’organisation de la société. Les capacités du système sont ainsi démultipliées à l’infini, mais, ici encore, la médaille a son revers. Par ignorance ou pour obéir à ses passion, l’homme crée lui-même des dysfonctionnements sociaux (les individus les ressentent comme un mal-être – d’où les crises et les conflits qui jalonnent l’histoire de l’humanité) ou qui peuvent conduire à la déstructuration de la société, c’est-à-dire à la décadence. L’homme toutefois a une supériorité sur les cellules : il n’obéit pas aveuglément au système téléonomique. A condition d’en connaître l’intelligence propre, il est capable de redresser la situation. 

L’activité psychique de l’Homme étant liée au fonctionnement de son organisme, le système social est en quelque sorte greffé dans une hiérarchie de systèmes, entre ceux qui constituent l’individu (les systèmes « population cellulaire » et moléculaires) et celui auquel il est intégré (le système « lignée », amorti, mais dont dépend le maintien de la société), une hiérarchie elle-même intégrée dans celle de systèmes analogues qui constituent la biosphère. Ayant le pouvoir de modifier chacun d’eux, l’Homme est capable d’en améliorer les performances. Du même coup, il est investi d’une redoutable responsabilité dans la Création, puisque, dans son ignorance des systèmes, de leur immanence, des répercussions que les modifications de l’un peut avoir sur les autres, il risque de provoquer des bouleversements dont il ne peut prévoir l’ampleur, et qui, en fin de compte, se répercutent sur lui.

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Un système téléonomique, et, a fortiori, un système de systèmes téléonomiques, ne peut se constituer au petit bonheur la chance : il est forcément conçu par une intelligence. Que dans ceux qui constituent la biosphère on ait retrouvé plusieurs principes que l’on croyait imaginés par des théoriciens vient confirmer ce que l’on croyait depuis des millénaires, à savoir que notre intelligence procède de Celle dont nous sommes les créatures. Pour les darwinistes, une telle conclusion doit rester ignorée, non seulement parce qu’elle est fondée sur des recherches parfaitement objectives, mais aussi parce qu’elle met en lumière les astuces qui ont consisté à travestir les systèmes en assemblages. Selon Fr. Jacob, les molécules ont été empaquetées dans des cellules, les cellules dans des organes, les organes  dans  des organismes. Mais, s’ils doivent servir à quelque chose, de tels assemblages doivent se faire d’après un plan. Ici, le plan est ce programme génétique dont on a imaginé l’existence. On en a également fait un assemblage : les gènes se sont associés au hasard puis ont été agencés en systèmes cohérents par les forces aveugles de la sélection. 

Les darwinistes pouvaient encore moins admettre l’existence d’un système social biologique dans lequel l’Homme aurait été intégré à son corps défendant. Il était simple de le faire oublier. La part de l’immanence dans les progrès réalisés est telle qu’on ne peut discerner aucun projet initial. De plus, en ignorant cette immanence, il peut attribuer ces progrès faramineux à sa propre intelligence. 

Ce que les darwinistes se refusent à  admettre, les fondateurs de notre civilisation occidentale l’ont intuitivement compris, tandis que la sédentarisation convertissait des populations de prédateurs en gestionnaires : l’intelligence propre du système social biologique, qui allait faire progresser l’humanité, et la précarité de ses équilibres. Ils ont ainsi créé les  institutions qui devaient d’une part inculquer aux individus une morale sociale et les contraindre à la respecter, d’autre part favoriser l’enrichissement de la mémoire collective, la transmettre de génération en génération et la préserver de la destruction en la défendant contre les invasions. Mais, au cours du XXème siècle, les progrès techniques  et leur accélération vertigineuse ont exacerbé les passions de l’Homme (selon Kant, la cupidité, l’ambition, l’inclination à dominer) en lui donnant des moyens de plus en plus colossaux pour les assouvir. En conséquence, le système est maintenant forcé de marcher au rebours de son intelligence propre. Les liens sociaux se relâchent. Cet individualisme pousse les hommes à aller vivre là ou bon leur semble, attirés par le profit ou par un mode d’existence plus facile. Ce néo-nomadisme,  qui les fait retourner à l’état de prédateurs, entraîne, exige même, une certaine uniformisation des cultures, autrement dit la destruction d’une partie du patrimoine de l’humanité. Avec l’assurance que confèrent les progrès réalisés, l’homme en arrive à faire davantage confiance à son imagination qu’à l’expérience acquise par les ancêtres – ce qui devient particulièrement redoutable alors qu’il s’estime capable de maîtriser la matière vivante. Par exemple, ou sait ce qu’il en coûte actuellement d’avoir jugé plus rentable d’alimenter les bovins avec des farines animales. 

En tant que théorie explicative de l’évolution du vivant, le darwinisme n’est pas bien dangereux. Il le devient face aux problèmes insolubles, aux crises, aux révoltes, aux conflits qui se multiplient dans le monde. On croit en effet possible d’y mettre fin en réformant scientifiquement la société, dans l’ignorance de ce système social biologique qui n’est pas réformable, de ses exigences, de sa fragilité, et par ailleurs de la responsabilité de l’Homme vis-à-vis de la Création. Les sociobiologistes ont déjà proposé de prendre pour modèles de perfection les sociétés d’Insectes. C’est là une erreur colossale, puisque dans ces sociétés, la communication ne fait que maintenir un équilibre numérique entre les castes. Plus récemment, Changeux et Ricoeur[4] ont proposé d’élaborer un projet de civilisation universelle – dont l’application serait un multigénocide culturel. 

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Face à cette accumulation de données qui contredisent leur doctrine, mettent à jour « l’escroquerie intellectuelle » à l’origine de son triomphe tardif, révèlent, enfin, qu’elle laisse l’Homme impuissant face aux bouleversements sociaux provoqués par les progrès techniques, les darwinistes n’entendent pas capituler. Ils poursuivent leur fuite en avant en éludant totalement le débat scientifique. Dans ce qu’ils ont laissé pour compte – affirme-t-on – rien ne met un tant soit peu en défaut la pensée de Darwin. Il a fallu une idéologie contraire à celle qu’elle soutient pour orienter volontairement les conclusions. Dans l’incapacité de discuter sur le fond, c’est cette idéologie qui est devenue la cible à ne pas manquer. Comme elle n’effraie pas grand monde, il restait le recours à la diabolisation, en empruntant pour cela une méthode et un vocabulaire aux luttes politiques actuelles. 

A la lecture d’un article comme celui-ci, on comprend que le pari des darwinistes – celui de la philosophie des Lumières – est un pari perdu. Leur combat acharné paraît maintenant d’autant plus dérisoire que les révélations de la Biologie, si elles consolident et éclairent la foi de ceux qui l’ont déjà, ne peuvent et ne pourront jamais convertir un incroyant. Ce sont d’autres chemins, combien plus enrichissants pour l’Homme qui mènent à Dieu. Et pour s’y engager, l’Homme n’a pas attendu d’être assuré par la Science qu’il n’est pas une créature du hasard.


(1)  Fr. JACOB : La logique du vivant. Paris, Gallimard, 1974.

[2] R. CHANDEBOIS : Para Acabar com o Darwinismo. Uma Nova Lógica da Vida. Trad. Fernanda Oliveira, Instituto Piaget, 1996 (Ed. Espaces 34, 1993). 

[3] H. WALTER : L’aventure des mots français venus d’ailleurs. Paris, Robert Laffont, 1997. 

[4] J.P. CHANGEUX & P. RICOEUR : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle. Paris, Odile Jacob, 1998.