HISTOIRES ET MESSIANISME CHEZ RAYMOND ABELLIO :
LA TRANSMUTATION DU HUITIÈME JOUR
Jérôme Rousse-Lacordaire

Son visage est révulsé, mais seul il lève la tête et tient les yeux ouverts sur la nuée éblouissante. […]
Sommes-nous tous, nous autres vivants, cet enfant halluciné?
Raymond ABELLIO, Manifeste de la nouvelle gnose.

Quoique reconnu, Abellio n’est sans doute pas considéré être un écrivain ou un théoricien de premier plan. L’importance de son rôle historique et politique, surtout pendant la deuxième guerre mondiale est, à juste titre, controversée. Ni l’homme ni l’œuvre n’ont donc véritablement accédé aux premières places. Pourquoi alors consacrer ici une étude à la vision que cet auteur a du messianisme? C’est que sa pensée en propose une configuration originale et contemporaine, inscrite dans le cadre d’une vision de l’histoire comme histoire invisible qui doit beaucoup à la convergence du marxisme, de l’ésotérisme occidental et de la phénoménologie husserlienne.

Bien que le romancier, essayiste et autobiographe Abellio ait affectionné tout particulièrement le vocabulaire biblique et chrétien, il n’a jamais vrai eu recours de manière explicite à celui du messianisme, pourtant consubstantiel au judaïsme et au christianisme, sinon en se référant au «Christ», mais sans que le contenu de ce vocable soit véritablement pris en compte – c’est pour Abellio une sorte de nom propre, celui du Fils par excellence. Cependant, le messianisme apparaît en filigrane dans la théorie de l’histoire développée par Abellio, où il est le terme des aventures de la conscience dans l’histoire invisible plutôt que l’aboutissement de l’histoire collective.

Lhistoire dAbellio

Georges Soulès naquit en 1907 dans une famille très modeste de Toulouse. Il intègre l’École polytechnique puis les Ponts-et-Chaussées et participe activement à divers mouvements et groupements de l’extrême-gauche socialiste. Pendant la deuxième guerre, après un temps de captivité, il rejoint le Mouvement social révolutionnaire d’Eugène Deloncle puis le Front national révolutionnaire de Marcel Déat, deux partis collaborationnistes, puis il entre en contact avec la Résistance en créant en 1943 l’organisation clandestine du Mouvement unitaire dans le but de réunir des anciens du MSR et des résistants non communistes afin de contrer l’action collaborationiste. À la Libération, il est condamné par contumace à dix ans de travaux forcés pour collaboration, mais, en 1952, il est acquitté grâce aux témoignages de résistants qui confirment son engagement à leurs côtés pendant la guerre. Ayant alors déjà abandonné la politique pour la gnose et le militantisme pour l’écriture, il expose la théorie et les applications de sa vision métaphysique et gnostique d’une histoire invisible gouvernée par les causes finales et dont la compréhension est permise par la découverte d’une clef de lecture universelle qu’Abellio appellera la « structure absolue ».

Dans son premier livre publié sous le pseudonyme de Raymond Abellio, le roman Heureux les pacifiques (Paris, 1946), il donne sa première formulation d’une guématrie, c’est-à-dire d’une attribution aux lettres de l’alphabet de valeurs numériques censées exprimer les qualités secrètes des lettres et des mots. Il applique ensuite à l’Écriture cette « science numérale » en reprenant, non sans la modifier considérablement, la guématrie de la cabale juive (La Bible document chiffré, 2 t., Paris, 1950 ; puis, en collaboration avec Charles Hirsch, Introduction à une théorie des nombres bibliques, Paris, 1984). Il élabore ainsi ce qui devient, grâce à la découverte de la phénoménologie du philosophe E. Husserl, une clef totale d’interprétation, formalisée dans La structure absolue (Paris, 1965), et qui repose sur la notion d’interdépendance universelle. Cette clef, sur laquelle il n’a de cesse de revenir, explique aussi bien « l’ontogenèse des civilisations » (Assomption de lEurope, Paris, 1954 et 1978) que le matériau autobiographique (Ma dernière mémoire, 3 t., Paris, 1971, 1975, 1980 ; Dans une âme et un corps, Paris, 1973) ou romanesque (Les yeux dÉzéchiel sont ouverts, Paris, 1950 ; La fosse de Babel, Paris, 1962 ; Visages immobiles, Paris, 1983).

La gnose dont il se réclame (Approches de la nouvelle gnose, Paris, 1981 ; Manifeste de la nouvelle gnose, Paris, 1989 ; Fondements déthiques, fragments, 1950-1977, Paris, 1994), malgré une fascination certaine pour le catharisme (sa pièce Pierre Cardinal, écrite et représentée en 1945, radiodiffusée en 1959 et publiée sous le titre Montségur à Paris en 1983, en témoigne), n’est pas dualiste et se veut « christique » : elle vise, Maître Eckhart à l’appui, à un engendrement intérieur du Fils de Dieu, le « Je » transcendantal. Abellio étant entré en ésotérisme par la tradition occidentale chrétienne, il décrit les étapes de l’édification de « l’homme intérieur » avec le vocabulaire du christianisme : baptême, communion, crucifixion, transfiguration, seconde naissance…

Bien qu’il ait fondé un Cercle d’études métaphysiques (1953-1955) et qu’il ait un temps pensé à constituer « l’Ordre spirituel des nouveaux Prophètes », l’Arche du rassemblement, (Vers un nouveau prophétisme, Bruxelles, 1947 et Paris, 1950), il y renonce vite : l’Église invisible des gnostiques n’a pas besoin d’être institutionnalisée. Il poursuit alors son chemin solitaire d’écrivain et meurt à Nice en 1986.

Les histoires dAbellio

Abellio s’est donc voulu un écrivain, et un écrivain qui joue sur plusieurs registres: il est romancier, essayiste et autobiographe (diariste et mémorialiste). Ces trois genres littéraires ont tous à voir chez lui avec l’histoire : les romans racontent des histoires qui empruntent très largement leur contexte à l’histoire contemporaine ; les essais sont volontiers des interprétations de l’histoire ; l’autobiographie rapporte l’histoire personnelle d’Abellio et la situe dans les événements historiques qu’il a traversés ou auxquels il a participé. Trois genres littéraires qui sont donc à des titres et à des degrés divers des genres historiques, et que l’on pourrait décrire comme trois points de vue sur l’histoire.

La connexion des genres littéraires est encore accrue par le fait que roman, autobiographie et essai ne sont pas hétérogènes les uns aux autres, mais sont au contraire intimement liés : les romans intègrent et illustrent des développements théoriques et comportent des éléments autobiographiques ; les journaux et mémoires exposent la genèse des romans et des essais ; les essais évoquent et commentent les romans et présentent des données autobiographiques. Ainsi, roman, autobiographie et essai ne sont pas seulement trois points de vue sur une même histoire, mais aussi trois aspects d’une même histoire développée selon des modalités différentes, ou, plutôt selon des combinaisons de modalités différentes, dont les composantes sont l’analyse et la synthèse. Les essais théoriques sont essentiellement analytiques, mais s’appuient sur les synthèses romanesques (nous allons en préciser la nature) ; les autobiographies combinent analyse et synthèse, mais avec toujours un certain primat de l’analyse sur la synthèse, puisque l’écrit autobiographique, et le journal plus encore que les mémoires, est par nature inachevé échappant ainsi à une reprise totale (en ce sens, la « dernière mémoire », pour reprendre le titre commun aux volumes autobiographiques, ne peut pas être tout à fait une mémoire ultime) ; les romans enfin, bien qu’ils suivent un parcours narratif et donc discursif, sont plus discursifs qu’analytiques car, d’une part ils montrent plus qu’il ne démontrent, et, d’autre part, ils permettent tout un travail de reprise, de retournement, d’intensification et d’intégration. Mais, même dans le cas du roman, le plus accompli des trois genres littéraires, la synthèse absolue est tenue en échec, car un roman doit raconter des événements, or la synthèse abolit l’éparpillement des événements et n’a pas d’histoire. Abellio a pourtant jugé qu’écrire un tel roman était possible, ou presque.

Préparant son dernier roman, Visages immobiles (on aura remarqué l’adjectif), Abellio écrivait à Dominique de Roux :

Le roman du Huitième jour ? […]. En gros, c’est le roman de l’homme intérieur. Est-il possible de l’écrire ? Je vous le dirai lorsque j’aurai passé trois ans dessus, ou dix ans. Pourquoi ? Parce que l’homme intérieur n’a plus d’histoire. Mais il peut y avoir roman quand même parce que cette immobilité de l’esprit se situe dans une âme et un corps. Qui bougent eux, et bougent même plus que jamais. On peut dire aussi que c’est le roman de la transfiguration […]. L’homme intérieur est celui du septième jour. Parvenu à ce point du temps, il est encore un Moi. C’est à ce moment que le monde est transfiguré par lui. […] et le Moi se fait alors Nous. C’est cela le huitième jour […] .

Le roman ultime, roman du huitième jour où s’effacent le roman, les événements et l’histoire, est en fait un roman du passage du septième au huitième jour, roman d’un moteur immobile et de la remontée du monde mobile en lui. Mais l’établissement dans le huitième jour n’est plus du roman, ne lui appartient plus : il appartient au lecteur lui-même. Visages immobiles est un roman à la charnière des jours septième et huitième, l’histoire du moment qui « n’a plus d’histoire », une histoire pour que le lecteur n’ait plus d’histoire.

Une sorte d’avant-propos ou d’avertissement au lecteur ouvre Visages immobiles et confirme la fonction de ce roman :

[…] le lecteur, s’il consent à rentrer en lui-même, constatera […] que l’essentiel, pour lui, est moins d’accepter ou de refuser une vision plus ou moins aventureuse des événements à venir que de se transformer en opérateur capable de porter l’infinité des possibles à ce degré d’intime fusion où elle se résout dans la présence à soi de l’instant pur. Dans l’ambition de l’auteur, ce livre se veut ainsi un appel à la conscience opérante du lecteur. Puis-je dès lors ajouter que ce n’est pas par simple commodité de rédaction que seuls les chapitres impairs en sont rédigés à la première personne, les chapitres pairs étant, à l’inverse, impersonnels ? Impersonnalité proprement intersubjective et même « communielle », champ d’épreuve où le vécu et le fictif échangent et accroissent sans cesse leurs puissances jusqu’à ce point culminant de l’esprit où il est enfin donné, entre autres récompenses, de saisir que le fictif, définitivement, peut ne rien devoir à l’imaginaire .

Comprenons alors que Visages immobiles est une sorte de roman d’éducation (de Bildungsroman) si l’on admet que « le roman d’éducation serait le roman d’un certain type de lecteur, dont le héros donnerait une assez fidèle image » : l’histoire qui s’y déroule entend être celle du lecteur, et sa vraie conclusion est dans la conscience du lecteur lorsqu’elle « se résout dans la présence à soi de l’instant pur. » Un roman initiatique donc, qui vise à la transfiguration de la conscience du lecteur accédant au Nous transcendantal, à la conscience intersubjective et «communielle ». Le roman du huitième jour est alors le roman de la fin de l’histoire : l’histoire collective se résout dans l’histoire individuelle, l’histoire individuelle dans l’histoire intérieure et celle-ci culmine et s’abolit dans l’expérience pure de la présence à soi.

En effet, les histoires qui alimentent l’écriture d’Abellio sont liées, nous l’avons dit, par un certain mélange des genres littéraires, mais ce mélange ne résulte pas seulement d’une question de style: il obéit à une conception générale de l’histoire comme « métahistoire » ou « histoire invisible ». Dans le chapitre Gnose, histoire et prophétisme : éternel retour ou éternel présent de l’inachevé et posthume Manifeste de la nouvelle gnose, Abellio explique :

J’appelle histoire invisible ou métahistoire toute interprétation qui relève et étudie ces correspondances [entre des événements apparemment irreliés], dégage les champs qu’elles animent respectivement et qui, appliquant à chacun d’entre eux la structure absolue de toute genèse historique, permet de passer par homologie de la connaissance d’un champ déjà clos à celle d’un champ en cours, c’est-à-dire d’annoncer prophétiquement l’évolution de ce dernier et le sens de son achèvement lors de la future clôture.

La compréhension de l’histoire est la reconnaissance que tout événement est inscrit dans une interdépendance universelle telle qu’il n’y a pas d’événements séparés et que tout événement est d’un certain point de vue commencement ou fin, ou qu’aucun n’est commencement ou fin, sinon l’événement ultime, qui n’est plus à proprement parler un événement.

L’instrument de cette compréhension, la clef de cette interprétation, c’est ce que Raymond Abellio appelle la « structure absolue » : une structure sénaire / septénaire d’inspiration husserlienne constituée de deux dualités horizontales (dualité du percevant : corps global – organe des sens ; dualité du perçu : objet – monde) croisées sur une dualité verticale (en bas : multiplicité des incarnations ; en haut : assomption du dégagement de l’unité du sens), le Moi transcendantal étant au centre de cette structure. Du fait de l’interdépendance universelle qu’Abellio met au principe de sa démarche (et non au terme, à l’inverse de Husserl), cette structure est une clef universelle qui peut s’appliquer à tout domaine, à toute histoire, collective ou individuelle ; c’est pourquoi elle est dite « absolue ». Ainsi, l’histoire collective est-elle homologue à l’histoire individuelle et à l’histoire intérieure car ces trois histoires ne sont qu’une seule et même histoire, celle de la conscience qui, lorsqu’elle revient sur elle-même, comme conscience de la conscience, révèle le sens de l’histoire, c’est-à-dire sa fin hors du temps : l’histoire invisible, la métahistoire de la conscience absolue.

Les histoires de la fin et la fin des histoires

L’histoire invisible est donc plus qu’une simple histoire cachée ou qu’une histoire souterraine ; elle est plus aussi que l’histoire sainte chrétienne à laquelle Abellio emprunte volontiers son vocabulaire (déluge, incarnation, baptême, communion, crucifixion, transfiguration, assomption, parousie) : l’histoire invisible est la fin de l’histoire, la sortie de l’histoire, car l’histoire invisible, nous l’avons dit, c’est le sens de l’histoire, non pas le sens comme direction, mais le sens comme signification, comme conscience de soi, comme présence immobile et intemporelle, là où la multiplicité des temps est résolue.

Peut-on alors parler ici de messianisme, si l’on admet que le messianisme

Rappelons-nous alors ce qu’Abellio écrivait à Dominique de Roux ; après avoir précisé que «l’homme intérieur n’a plus d’histoire», il ajoutait :

Mais il peut y avoir roman quand même parce que cette immobilité de l’esprit se situe dans une âme et un corps. Qui bougent eux, et bougent même plus que jamais.

Un homme sans histoire, donc, mais pas sans roman, un moteur immobile dans l’histoire et de l’histoire des autres. Dominique de Roux, lui écrivant à propos de son propre roman Le cinquième empire, reprenait, en la déformant quelque peu, la formule d’Abellio :

[…] le témoin, ou si vous le voulez, l’auteur du livre, est aussi peu personnage que possible, pseudonyme c’est tout dire. Mon étoile du berger n’a pas cessé d’être en effet ce que vous m’avez écrit un jour : « L’homme intérieur n’a pas d’histoire.» .

Pourtant Le cinquième empire s’enracine bien dans un messianisme, portugais, celui du sébastianisme. C’est un roman du messianisme. Abellio lui donna une préface où il souligne d’ailleurs la prégnance dans cette œuvre du messianisme millénariste :

Apparentée aux conceptions millénaristes du moine calabrais Joachim de Flore qui […] divisait l’histoire en trois règnes successifs et annonçait, après ceux du Père et du Fils, le royaume du Saint-Esprit, l’idée du Cinquième Empire les dépasse de loin, en ce sens qu’elle implique un complet retournement de l’histoire, et que cet empire n’est pas seulement celui de la Fin, mais d’une fin d’après la fin, toutes choses humaines consommées et consumées, et n’est donc concevable qu’après une apocalypse .

Et plus loin d’évoquer le jésuite António Vieira qui voyait en João IV le roi caché et attendu, et de préciser :

[…] il se mit […], en plein XVIIe siècle, à annoncer la résurrection de ce roi qui devait selon lui revenir pour fonder une monarchie chrétienne universelle sous l’égide du Portugal. Bossuet restait prisonnier de l’histoire, Antonio Vieira la dépassait, l’abolissait. Son prophétisme voyait au-delà des temps .

Or ceci se retrouve en filigrane dans Visages immobiles où l’abbé Domenech, l’un des «personnages-clés» du roman part pour l’Angola, lieu privilégié du Cinquième empire, avec Dominique de Roux, puis pour le Brésil où il collabore au fonctionnement d’une communauté ecclésiale de base avec un certain Père Vieira (rappelons-nous que le jésuite sébastianiste était né et avait passé une grande partie de sa vie au Brésil où il défendit notamment les droits des noirs et des indiens). La perspective millénariste et messianique du Cinquième Empire, telle que comprise par Abellio, est sous-jacente au passage du septième au huitième jour qui doit alors lui aussi être compris comme « fin d’après la fin » et « complet retournement de l’histoire », on pourrait dire la fin de la fin de l’histoire : une « transfiguration » :

Reste à comprendre que la véritable « immobilité » gnostique n’est pas retranchement loin des choses sensibles, illuminisme, idéalisme creux, quiétisme, désincarnation, mais au contraire engagement au plus bas en même temps qu’assomption au plus haut, en un mot transfiguration de l’être .

C’est précisément la simultanéité de la descente et de l’ascension qui permet à la conscience de demeurer dans l’histoire, de laisser l’âme et le corps bouger, sans être de l’histoire, ni lui appartenir. Disons même que la conscience n’est plus dans l’histoire, mais l’histoire assumée en elle, comme ayant atteint la fin de sa fin, l’éternité de l’état comme sortie de la perpétuité du temps. Il y a donc place pour un messie ici, et donc pour un messianisme, mais celui de la conscience transcendantale qui, en se mettant à l’épreuve de l’histoire et du monde où elle descend, en dévoile l’eidos en sorte qu’il rayonne dans le monde et l’histoire, les élève et les transfigure dans un « moment présent […] plein de la totalité de l’histoire » et dans la communauté gnostique du Nous transcendantal, sorte de royaume messianique invisible de la conscience absolue.