MATTHIEU DUPERREX.
Y a-t-il une pensée sauvage ?

Voilà une bonne occasion pour sonder les raisons de la nature casanière de la philosophie! Qu'on dresse un tableau: très peu de 'penseurs' ont un Orient, beaucoup se contentent de leur poêle, de leur chaumière aux murs noircis ou de leur clairière de l'être. Cette enceinte provient d'une commune souscription à une géographie universelle de la pensée. La lecture d'oeuvres majeures comme la Critique de la raison pure ou la Critique de la faculté de juger le montre: à tout moment il y est question de bornes, de frontières, de domaines, de limites. Le champ universel de la pensée nécessite cet arpentage.

Prologue: l'universalité en partage du bon sens cartésien. On sait que l'originarité du je pense a pour corollaire, dans les Méditations, l'exclusion de la folie ("mais quoi! ce sont des fous!"). Comme le dit Foucault, le bon sens est en fait la chose du monde la mieux partageante. Comme si l'humanisme avait besoin d'une violence à l'encontre des laissés pour compte de la raison pour légitimer l'universalité de son propos. La civilisation occidentale remédie à la folie par le grand renfermement des pauvres, à la sauvagerie par l'extermination des cultures primitives. "Ainsi, au lieu d'une faiblesse congénitale des civilisations primitives par quoi s'expliquerait leur si rapide déclin, c'est bien plutôt une infirmité essentielle de la civilisation occidentale que laisse apparaître ici l'histoire de son avènement: la nécessaire intolérance où l'humanisme de la Raison trouve à la fois son origine et sa limite, le moyen de sa gloire et la raison de son échec" (Pierre Clastres, "Entre silence et dialogue").
L'impossibilité d'une pensée sauvage (ou le scandale de son existence, qui légitime toutes les violences purificatoires) tient-elle à une définition trop étriquée de la pensée? Non pas. Voir Descartes: "vouloir, entendre, imaginer, sentir, etc., ne sont que diverses façons de penser, qui appartiennent toutes à l'âme" (à Mersenne, 27 avril 1637, p. 963 dans la Pléiade). À partir du moment où la pensée obéit à des lois universelles, et que ces lois se rapportent en faisceau à la substance non étendue qu'est l'âme, il ne saurait y avoir de pensée que domestiquée. Certes, l'âme a ses déraillements et ses sursauts quelque peu bestiaux, comme le montre l'attelage ailé du Phèdre: mais le simple fait que les chevaux aient des rênes nous signifie combien la pensée est apprivoisée.

La pensée apprivoisée, c'est celle de la science où la raison analytique parle une langue une, suit un protocole, se conforme à des règles, et examine la relation du monde et des hommes à l'aune d'une construction de concepts et d'une détermination d'objets de pensée. Il serait donc bien inconséquent de verser dans l'anarchisme épistémologique pour faire une apologie de la marge, du résidu, des exclus, en d'autres termes du sauvage. Néanmoins, il convient de porter un regard éloigné sur cette pensée apprivoisée pour sentir combien elle s'avère 'cannibale' à l'égard de la pensée sauvage. C'est la perspective relativiste qu'emprunte Lévi-Strauss dans le cadre d'un ouvrage qui s'intitule justement La pensée sauvage. Le point de départ en est le déni d'une pensée abstraite chez les 'primitifs', la fameuse sanction du "prélogique", alors que l'ethnologie structurale montre à quel point les systèmes classificatoires sont complexes dans ces sociétés. Or, qu'est-ce que la pensée sinon une mise en ordre d'invariants structuraux et une combinatoire? L'analyse de Lévi-Strauss, ce n'est pas le moindre de ses paradoxes, se veut scientifique et armée de toutes les armes de la pensée apprivoisée pour appréhender ce domaine apparemment hors d'atteinte qu'est celui de la pensée sauvage (et non pas des sauvages). Et il en ressort ceci: une détermination universelle de la pensée par la structure. L'esprit sauvage c'est l'esprit tout court. Mais ce qui nécessite peut-être une nouvelle critique de la raison pure, et qui initie un débat fort virulent avec Sartre, c'est la volonté de saisir la chose derrière l'homme au lieu de se reposer sur une quelconque liberté en lui, en résumé: la volonté d'en finir avec le cannibalisme d'une pensée centrée sur la conscience et l'ego. "La pensée sauvage n'est pas un Je pense, mais un Ca pense " ( Lyotard, "Les indiens ne cueillent pas les fleurs").

La question deviendrait alors celle-ci: comment, par quel mystère la domestication de la pensée a-t-elle été possible? C'est toute l'histoire de la philosophie occidentale, celle qui n'a pas d'Orient, qui est en jeu. Peu de réponses jusqu'à présent. Une, celle de Rousseau, mérite le respect: tout cela est affaire de position, or la philosophie ne voyage pas. Voir la note 10 du Discours sur l'origine de l'inégalité: qui voyage? se demande Rousseau. Marins, marchands, soldats et missionnaires, mais "il semble que la philosophie ne voyage point". Qu'on lise les relations de voyage: elles sont creuses; les descriptions étonnent, tant les observateurs "n'ont su apercevoir à l'autre bout du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remarquer sans sortir de leur rue". Quelle piteuse conclusion que celle à laquelle parvient une pensée européenne, en fait dépourvue d'ailleurs, et ne reconnaissant comme hommes que les européens: "de là est venu ce bel adage, si rebattu par la tourbe philosophesque, que les hommes sont tous les mêmes"! La philosophie n'a pas d'Orient. 
L'originalité de l'anthropologie de Rousseau est qu'elle se passe de faits, les congédie ex abrupto. Les récits de voyage ne constituent pas pour lui une matière philosophique, propre à instruire un petit conte sur le bon sauvage: la fiction rousseauiste va beaucoup plus loin, on le sait. Second trait: l'abolition de l'histoire et de la géographie conduit à une étude sur la généralité humaine comme point d'origine, nacimiento. Il y a cette idée, ne pouvant venir que d'un matérialiste, que l'indifférenciation d'origine est génératrice de différences, de propres, de localités. "Ce qui préoccupe Rousseau dans ses propos sur l'état de nature est l'origine, la possibilité même des localités, et non ces localités en fait; telle tribu, tels sauvages, telle région; car de cela, de la talité, peut-être ne peut-on rien dire du tout" (Catherine Malabou, "Images de l'ailleurs dans la philosophie politique de Rousseau", Revue philosophique 2/1987, pp. 161-7; ne pas s'épargner la lecture de cet article intelligent et concis!). C'est ainsi que la pensée sauvage est un produit second et n'est jamais 'primitive'.

Que penser maintenant du sauvage raffinement de ce dire de Bataille : "je voudrais penser comme une jeune fille se déshabille"?

Matthieu Duperrex. Philosophe de formation, journaliste et ingénieur d'études à l’agence Lexies (Toulouse, France), consultant en communication. Écrit principalement autour de la question urbaine: architecture, urbanisme, transports.

Publications en librairie (ouvrages collectifs):
"L'architecture des stations. Le métro de Toulouse, ligne B", éditions Le Moniteur, 2007.

http://www.amazon.fr/métro-Toulouse-Ligne-Larchitecture-stations/dp/2281193659/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1227976992&sr=8-1

"Nouvelles frontières de la santé, nouveaux rôles et responsabilités du médecin", éditions Dalloz, 2006.
http://www.amazon.fr/Nouvelles-frontières-nouveaux-responsabilités-médecin/dp/2247068812/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=books&qid=1227977040&sr=8-1

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