LES MYSTÈRES DE MONTMARTRE - RICHARD KHAITZINE


Dans le dernier quart du XIXe siècle Montmartre, qualifié, par les artistes, de Nouvelle Athènes, fut un haut lieu du symbolisme, et particulièrement de l’Hermétisme, plus connu du public sous le nom d’Alchimie. Ce courant artistique, comme tous ceux qualifiés d’ésotériques, s’était nourri de la pensée des anciens et notamment de l’art grec. Les artistes grecs, Homère en tête, ne se privèrent pas d' assaisonner leurs œuvres du sel attique (de Athènes), autrement dit de la fine plaisanterie ou l’esprit. Et d’esprit, Montmartre n’en manqua pas !

La revanche des Communards:
Au lendemain de la désastreuse défaite de 1870 et du drame sanglant de la Commune, Paris s’étourdit dans le plaisir et les fêtes. C’est la période des caf’conc’, le règne du mauvais goût et de la culture abêtissante. Les anciens Communards, ceux qui n’ont pas été fusillés ou déportés, ont pris le chemin de l’exil. Dix ans après ces événements, certains d’entre-eux regagnent la France, bien décidés à lutter contre cette anti-culture. Ils vont lui opposer une contre-culture libertaire. Ainsi va naître une sorte de mouvement underground avant la lettre, lequel va devenir un extraordinaire vivier de talents. Ces talents vont effectuer leurs débuts au sein des cabarets qui s’installent et dont le plus célèbre sera celui à l’enseigne du Chat-Noir. Mais ce lieu ne fut pas uniquement ce que les historiens en ont retenu et l’ont peut lire sous la plume d’un alchimiste, dont le pseudonyme Fulcanelli masque l’identité d’un professeur de l’écrivain Raymond Roussel (1877-1933), les lignes suivantes : «…beaucoup d’entre nous se souviennent du fameux Chat-Noir, qui eut tant de vogue sous la tutelle de Rodolphe Salis ; mais combien savent quel centre ésotérique et politique s’y dissimulait, quelle maçonnerie internationale se cachait derrière l’enseigne du cabaret artistique ? D’un côté le talent d’une jeunesse fervente, idéaliste, faite d’esthètes en quête de gloire, insouciante, aveugle, incapable de suspicion ; de l’autre les confidences d’une science mystérieuse mêlées à l’obscure diplomatie… » ( Les Demeures Philosophales -1930). Ces artistes furent-ils tous ignorants de ce qui se passait au sein du cabaret ? La vérité oblige à dire que nombre d’entre-eux furent informés.
Peinture, littérature et Hermétisme (1):

Les toiles de Steinlen, comme celles de Toulouse-Lautrec, révèlent à un œil averti d’étranges silhouettes dessinées en anamorphoses ou en trompe-l’œil. Parmi les sujets représentés, se voit un troublant leitmotiv : un Hippocampe (dans l’affiche du Chat-Noir, le Chat violet, l’affiche consacrée au cabaret du Divan Japonais, etc…). Or, dans son autre livre, Le Mystère des Cathédrales (1926), Fulcanelli fit figurer un blason comportant cet animal, lequel constituait sa signature. Curieusement, personne ne s’est avisé du fait que quatre auteurs, très différents quant à leur personnalité, se sont amusés à broder leurs écrits sur un canevas commun, canevas constitué par les deux livres précités, avant même la publication de ceux-ci, ce qui laisse supposer qu’ils eurent accès à la version manuscrite et ce dès la fin du XIXe siècle. Ces auteurs furent Raymond Roussel, Alfred Jarry, Maurice Leblanc et Gaston Leroux. Plus troublantes encore sont les allusions à la peinture qui se peuvent constater dans certaines de leurs œuvres. Ainsi, dans La Comtesse de Cagliostro (une aventure d’Arsène Lupin), Leblanc évoque la Joconde de Léonard de Vinci, les Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin et le portrait de Joséphine peint par Prudhon. Gaston Leroux, quant à lui, a bâti son roman Le Roi Mystère en s’inspirant de l’affiche du Divan Japonais et des dessins clandestins qui traversent d’autres œuvres de Toulouse-Lautrec. Ces différentes constatations devraient inciter tout lecteur à s’attacher moins à la lettre qu’à l’esprit des textes et tout amateur de peinture à se souvenir de ce qu’écrivait Paul Klee : « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre. »

Richard Khaitzine
Écrivain
Membre de la Société des Gens de Lettres


LES MYSTÈRES DE MONTMARTRE
Peinture, Littérature et Hermétisme

Avant-propos:


Il y a de cela quelques années, nous avions rédigé, pour la Revue du vieux Montmartre, un premier article consacré aux origines hermétiques de Paris. La seconde partie de ce travail abordait l’histoire secrète du cabaret du Chat Noir. Bien qu’accueillies, en général, chaleureusement, les hypothèses que nous formulions avaient déclenché les rires moqueurs de la part d’une minorité de lecteurs, peut-être moins informés qu’ils ne pensaient l’être de l’histoire de Montmartre. À la décharge de ces sceptiques, il convient de dire que l’érudition ne fait plus recette en cette époque où l’art, pour ne pas dire la Culture dans son ensemble, atteint une décadence abyssale. Il est vrai, également, que notre société n’encourage guère la recherche - et ce qu’il s’agisse de n’importe quel domaine - pas plus qu’elle ne favorise l’élévation de la pensée, l’originalité et le refus de l’uniformité, dont on sait qu’elle engendre l’ennui, la paresse intellectuelle et la sclérose. En ce qui nous concerne, nous n’avons jamais été attiré par les routes toutes tracées et, aux autoroutes à haut débit de l’information et de la communication, nous préférons les chemins vicinaux moins fréquentés, mais ô combien moins pollués et source d’émerveillement constamment renouvelé. Aussi, à l’usage de ceux que n’effraierait pas une culture alternative, avons-nous décidé de récidiver.

Quelques points de repère:
Rappelons les éléments suivants. Au lendemain de la désastreuse débâcle de 1870, suivie de la répression sanglante et anti-démocratique organisée par le gouvernement Versaillais à l’encontre de la Commune, les parisiens s’étourdissent. C’est la période des Caf’ Conc’, de leurs ors rutilants et de leur culture débilitante, à qui la nôtre n’a rien à envier… Commencent à fleurir, en réaction à cette anti-culture, les cabarets. Le plus célèbre sera celui à l’enseigne du Chat-Noir, dont les historiens diront qu’il fut créé et géré par Rodolphe Salis, ce que démentent les quelques lignes incluses dans Les Demeures Philosophales par l’alchimiste connu sous le seul pseudonyme de Fulcanelli. Ce dernier signa son premier livre Le Myststère des Cathédrales, d’un blason orné d’un hippocampe. Nous y reviendrons. Dans Les Demeures…, Fulcanelli précise que Salis exerça sur le cabaret sa tutelle. Ce qui est très différent et donne à entendre qu’il y eut un conseil de famille et un subrogé tuteur. Lors de sa seconde période, Le Chat - Noir - ce félin libre venant en rappel du félibrige dont Mistral (figurant comme actionnaire) fut le propagandiste, attira les foules en raison d’une attraction : Le Théâtre d’Ombres. Soulignons, ce qui n’est pas anodin que, du point de vue strictement technologique, un théâtre d’ombres repose sur le principe «de la permuation des formes par la lumière» et que la définition, lapidaire au deux sens du terme, de l’Alchimie, donnée par Fulcanelli, est : «Une permutation des formes par la lumière, le feu ou l’Esprit…» Sans commentaire!

À dater de 1894 et ce durant plusieurs années, quatre auteurs, oeuvrant dans des genres différents, semblent avoir rédigé sous la direction occulte d’un maître-d’œuvre, pratiquant en littérature ce qu’en musique on nomme l’art de la fugue ou du canon (contrepoint). Cette hypothèse se vérifie de par l’étymologie de ces deux termes. En effet « fugue » provient de l’italien fuga et canon de canna (tube ou tuyau) et le mot tuyau dérive du latin médiéval canella. Voilà qui expliquerait que la canne de Larsan (2) revienne comme un leitmotiv sous la plume inspirée, mais par qui ? - de Gaston Leroux. Mais nous n’en sommes pas encore là; avançons lentement afin de ne pas perdre le fil de ce canevas. La fugue se définit comme une composition musicale écrite dans le style du contrepoint. Décidément les travaux d’aiguille nous poursuivent pour mieux nous échapper. Cette course-poursuite équivaudrait-elle à rechercher une aiguille dans une meule de foin ou une meule d’une autre nature, du type de celle immortalisée par Raymond Roussel, puis par Fulcanelli, à propos de la sculpture visible de nos jours rue de Fourcy, ou celle ornant l’immeuble de l’avenue de l’Opéra où se tenait autrefois un commerce à l’enseigne du Gagne-petit? Rappelons que le contrepoint se caractérise en musique par la superposition de dessins mélodiques. Dans son acception figurée, le contrepoint désigne un motif secondaire qui se superpose à quelque chose, en ayant une réalité propre. Pour en revenir à la fugue, il faut signaler qu’il s’agit d’une composition dans laquelle un thème et ses imitations successives forment plusieurs parties qui semblent se fuir et se poursuivre l’une l’autre. Cette composition musicale comporte quatre parties : l’exposition, la contre-exposition, le développement et la strette. La strette est la partie d’une fugue qui précède la conclusion et dans laquelle le sujet et la réponse se poursuivent avec des entrées de plus en plus rapprochées. Chacun des quatre auteurs – Raymond Roussel, Alfred Jarry, Maurice Leblanc, Gaston Leroux - assura avec brio la fonction qui lui fut dévolue.

Cette orchestration littéraire représente la clef permettant d’ouvrir l’une des serrures rousseliennes, hermétiquement closes. Aucun exégète, à ce jour, n’est parvenu à expliquer la loufoque invention du Maître de Locus solus : les nègres explosifs, par poudre à canon. Roussel, explorateur des terres rares du dictionnaire Bescherelle ne pouvait passer à côté des nègres (littéraires) pratiquant l’art du canon ou de la fugue !

Où un texte mal-aimé dAndré Breton apporte de leau à notre moulin

Fronton-Virage est un petit texte jamais repris - voire mentionné - au sein des anthologies consacrées au Pape du Surréalisme et l’on comprend aisément pourquoi en le lisant. Les vingt pages qui composent ce texte, rédigées à Antibes, en 1948, furent publiées en 1953, en guise d’introduction, dans Une étude sur Raymond Roussel de Jean Ferry. Dès cette époque, l’auteur de Nadja semblait avoir établi un lien entre l’oeuvre de Roussel et deux livres signées Fulcanelli. Breton cite plus de dix fois le pseudonyme en question ainsi que le titre de l’un de ses livres : les Demeures Philosophales. Au passage, il vilipende l’indigence des critiques : « sans doute fallut-il là l’entremise d’un de ces humours des grands loins, tenu à l’abri de toute éventation, une épice inédite pour accommoder à notre palais ces merveilleux plats d’outre-monde qui avaient exigé le sel roux. Il fallut l’affirmation spontanée d’une de ces prédilections qui ne s’expliquent que par une intolérance des mets de consommation plus ou moins courante portée à ses extrêmes limites : Jean Ferry, dans son étude sur Roussel, ne se prive pas de confier ses dégoûts. Cette fixation à une œuvre que l’opinion a persisté à taxer de pure et simple extravagance et que l’indigente critique a tout fait pour abstraire ou pour rejeter du témoignage de ce temps à la façon d’un corps étranger, tout en proclamant son inconsistance, atteste assez chez lui une irrésistible vocation de franc-tireur (les francs-tireurs, on se demande ce qu’il adviendrait sans eux dans le domaine de l’esprit)... » André Breton tenait en haute estime l’exégèse de Jean Ferry, mais cela ne l’empêcha pas de se demander si une étude des écrits rousselliens ne devait pas être poussée plus loin : « Et pourtant, c’est bien là le paradoxe : au seuil des réflexions que m’inspirent à la foi sa passion - que j’ai tout lieu de supposer jalouse - pour l’œuvre de Roussel et l’insatisfaction qu’il marque d’avoir dû rester en deçà de l’interprétation totale qu’il projetait de nous en livrer, je m’arrête, par crainte de vivement indisposer Jean Ferry à mon égard, de déchaîner contre moi cette fougue durement domptée que j’aime en lui. Pourvu que je n’aille pas lui gâter son idole! Je me reporte à ces passages de conclusion qu’il a voulus péremptoires : « Je sais maintenant que Roussel ne risque rien. Il ne donne pas prise aux salauds. La boule d’eau étincelante qui flotte, intouchable, au-dessus du royaume des oiseaux, c’est lui. » Je n’ai aucune peine à m’assurer que les salauds, pour lui comme pour moi, aujourd’hui comme hier, sont bien les mêmes (peut-être ont-ils augmenté de nombre, trafiqué un peu plus de la raison sociale et c’est tout. » Concernant ce dernier point - celui des salauds ayant trafiqué de la raison sociale - nous partageons la colère du poète en soulignant qu’ils joignent l’incompétence et l’inculture à la crapulerie !

André Breton, toujours au sein de Fronton Virage, souligne : « Le comment cacher quelque chose prêté par Jean Ferry à Roussel appelle inévitablement un pourquoi faut-il le cacher ? Question qui, en ce qui concerne le secret alchimique, par exemple, provoque un silence absolu. Est-il bien concevable qu’un homme, étranger à toute tradition initiatique, se considère comme tenu à emporter dans la tombe un secret d’un autre ordre (qui ne serait après tout que le sien seul), tout en fournissant des indications qui paraissent témoigner d’un vif désir de le faire retrouver ? Le cas serait, je pense, sans précédent, et je ne vois même pas ce qu’en aurait à dire la pathologie mentale. N’est-il pas plus tentant d’admettre que Roussel obéit, en qualité d’adepte, à un mot d’ordre imprescriptible… » Comprend-t-on mieux pourquoi ce texte dérangeant n’est jamais cité par les « pontifes » qui s’arrogent le droit exclusif de disserter de tout, de trancher, et prennent la culture en otage ?

Breton se montre encore plus précis en évoquant La Poussière de Soleils : « … Jean Ferry me donne la quasi-certitude que Raymond Roussel s’est appliqué, au moins ici, à nous fournir les rudiments nécessaires à la réalisation de ce que les alchimistes entendent par le Grand Œuvre et qu’il l’a fait, après tant d’autres, par les seuls moyens traditionnellement permis. » Immédiatement après, le poète cite Fulcanelli : « Notre intention se borne à éveiller la sagacité de l’investigateur, le mettant à même d’acquérir, par un effort personnel, cet enseignement secret dont les plus sincères auteurs n’ont jamais voulu découvrir les éléments. Tous leurs traités étant acroamatiques, il est inutile d’espérer en obtenir la moindre indication, quant à la base et au fondement de l’art. C’est la raison pour laquelle nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de rendre utiles ces ouvrages scellés, en fournissant la matière de ce qui constituait jadis l’initiation première, c’est-à-dire la révélation verbale indispensable pour les comprendre. »

Analysant ce que Jean Ferry baptisa « la chaîne de la Poussière de soleils », l’auteur de l’Amour fou, note concernant le roi Louis Philippe mentionné à deux reprises par Roussel : « …la poire ( il était caricaturé sous cette forme), comme déjà vu. Passage au jaune ? C’est là, le fruit que l’on s’est accordé à reconnaître dans le caisson décrit par Fulcanelli comme caisson 2 de la deuxième série provenant du château de Dampierre, où il s’accompagne de la légende : DIGNA. MERCES. LABORE. Travail dignement récompensé. « Ce fruit symbolique, nous dit-il n’est autre que la gemme hermétique, pierre philosophale du Grand Œuvre… »

Quand lauteur de Rouletabille évoque Toulouse-Lautrec.

Breton aurait pu aller plus loin s’il avait établi l’étonnant parallèle existant entre l’affiche de Toulouse-Lautrec, intitulée Le Divan japonais et le roman de Gaston Leroux, titré Le Roi Mystère. Très curieux roman que celui-ci et qui met en scène un défenseur de la veuve et de l’orphelin ayant créé une société contre les risques de la Société, et qui règne à la fois sur Montmartre et sur le monde souterrain, sur le monde d’en haut et celui d’en bas, le royaume de Vulcain et le royaume d’Élie. Si André Breton s’était avisé de ces rapprochements, il aurait eu le plaisir de relier, également, la poire, sus-mentionnée, à celle qui figure, dissimulée dans le jabot du personnage, portant des cheveux et une barbe blonds dorés et soyeux, identifié, à tort, par les critiques comme étant Édouard Dujardin (3) - ainsi que l’éléphant figuré sur son pantalon - avec l’alphonse, le souteneur, le costaud (ces trois mots possédant une commune étymologie), un certain comte ayant la longévité des pachydermes et la poire qui, tous, traversent un chapitre intitulé, malicieusement : Le William’s bar (rappel souriant d’une variété de poires portant ce nom).

Mais, naturellement, il ne peut s’agir que de coïncidences fortuites! Toutefois, si d’aucuns croient que nous avons « la berlue » et tissons des liens qui n’existent pas, il leur faudrait admettre que cette vision est contagieuse. En effet, un expert en peinture, ayant le malheur d’être autodidacte - ce qui dans notre société souffrant de diplômite aiguë est impardonnable, découvrit, il y a de cela de nombreuses années, d’étranges dessins dissimulés dans l’œuvre de Toulouse-Lautrec : des oies, le petit chaperon rouge, la mère grand, le loup, un vautour… Quelque peu surpris, il décida d’ouvrir l’espace Toulouse-Lautrec afin de faire connaître au public ces singularités. C’était compter sans la toute-puissance des experts installés. Il fut contraint de fermer boutique. C’est que « lever un lièvre » (4) de cette taille s’avère gênant pour certains. En effet, si ces trompe-l’œil existent réellement, ils attestent beaucoup plus de l’authenticité d’une toile qu’une signature qui peut être contrefaite ! Fort heureusement, notre ami Louis Barbier et ses découvertes intéressent vivement la sympathique équipe dirigeant l’Espace de Nesle. Par suite Monsieur Barbier s’est vu proposé l’organisation d’une exposition.

En relation avec ce qui vient d’être mentionné, nos lecteurs pourront se demander pourquoi Gaston Leroux prit le soin d’introduire, au sein de son Roi Mystère, deux personnages nommés Le Vautour et Patte d’Oie (5). Quant aux divers acteurs du Petit Chaperon rouge, ce même roman précise : «…Macallan soupira, ouvrit des yeux effarés, se réfugia entre les genoux du Vautour, avec des gestes de gamin qui redoute pour le petit chaperon rouge la grande bouche de la mère grand… » Peut-on encore évoquer le hasard ? Si vous le croyez toujours, nous vous conseillons de lire la description que nous donne, du nain Macallan, Gaston Leroux. De cet « avorton », il écrit : « Il était fort petit, très remuant, faisait beaucoup de gestes inutiles qui pouvaient passer pour des tics, et si bizarrement conformé qu’il ressemblait plutôt à un gnome qu’à un être humain (…) Son grand nez blême et ses petits yeux aïgus, méchants et railleurs, au-dessous de sa casquette en drap à carreaux, nous ont déjà renseigné sur la personnalité du gnome… » Le reconnaissez-vous ce gnome fréquentant Montmartre ? D’aucun pourraient croire que Gaston Leroux se contenta d’utiliser l’affiche de Lautrec afin de planter le décor de ce chapitre. Ce serait s’abuser gravement. Certes, son texte fut publié en 1908, sous forme de feuilleton, au sein de la revue Je Sais tout, alors que Lautrec exécuta l’affiche en question en 1892. La cause semble entendue, à ceci près que Leroux prit le soin de nous préciser sa source d’inspiration, et il ne s’agit pas uniquement de l’affiche du Divan Japonais. Pourquoi avoir affublé son gnome d’une casquette à carreaux et le nommer Macallan, sinon afin de souligner des origines écossaises ? Fulcanelli, dans le tome 1 des Demeures…, au sujet de la cheminée du château de Terre-Neuve, indique que « Le gnome, créature fictive, difforme mais active, est l’expression ésotérique de la vie métallique, du dynamisme occulte des corps bruts (…) La tradition rabbinique rapporte, dans le Talmud, qu’un gnome coopéra à l’édification du temple de Salomon… » En une note, il complète, précisant que : « le mot grec, équivalent phonétique du français gnome, signifie l’indice, ce qui sert à faire connaître, à classer, à identifier une chose ; c’est son signe distinctif. » Lisant Fulcanelli, servilement, nous irons identifier ce gnome en usant de l’index, lequel nous renvoie au tome 2 des Demeures, au chapitre consacré au Cadran solaire du palais Holyrood d’Édimbourg... Or, c’est justement dans ce passage relatif à un monument écossais que se situent les lignes ayant trait au petit mercureau et au poisson d’Avril, mais également l’histoire de l’alchimiste Sethon l’Écossais, la légende de Ste Austreberthe et du loup, le sigle CR (Carolus Rex) et la Saturnia pyri ou Saturnie du poirier ! Ces précisions ne sont nullement exhaustives et nos lecteurs pourront s’amuser à détecter bien d’autres ponts entre les deux livres et ce uniquement dans le chapitre sus-mentionné des Demeures. Vingt-deux ans séparant la publication des deux ouvrages, il est établi indubitablement que Gaston Leroux eut accès aux Demeures Philosophales antérieurement à leur édition !

Poursuivons nos investigations lesquelles nous réservent encore quelques surprises. Le Roi Mystère met en scène un certain Desjardies. Ce nom n’est pas sans évoquer fortement celui d’Édouard Dujardin, l’homme aux cheveux et à la barbe blonds, dont le jabot dissimule une poire, et figurant aux côtés de Jane Avril sur l’affiche du Divan Japonais. Cette barbe et ces cheveux possèdent, au demeurant des airs de postiches, ce qui nous avait intrigué sans que nous puissions en expliquer la raison. Mais nous comprendrons cela plus avant. Desjardies, accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, va être exécuté. Il est le bouc-émissaire, une bonne poire, si vous préférez les raccourcis parlants. À propos de raccourcis, qui nous dira pourquoi, sur cette même affiche, en arrière-plan, Lautrec dessina Yvette Guilbert sans que la tête de cette dernière soit visible ? La célèbre chanteuse étant située côté du jardin, il y a fort à parier que, par cette anomalie, Lautrec souhaitait attirer l’attention sur le visage de Dujardin. Mais si tel est le cas, pourquoi ? Nous formulerons une hypothèse un peu plus avant. Revenons au roman de Leroux. Desjardies est sauvé de la mort par Mystère, un étrange personnage. Mystère, alias R.C., alias Robert Carel, alias Teramo-Girgenti (Teramo= omerta, celui à qui s’applique la loi du silence), officiellement, se nomme Robert Pascal. C’est un artiste-orfèvre, et de son activité Leroux dit : « Bien peu des objets qui se trouvaient là-il était facile de s’en rendre compte à première vue-avaient connu le moule. Tout cela avait été tordu, travaillé, ciselé par la main de l’ouvrier, et il n’eut pas été imprudent de prétendre que le principal, sinon l’unique procédé de l’ouvrier, était le martelage. » Les italiques sont de l’auteur et invitent à lire, au sujet de Mystère qu’ il est Vulcain ou Vulcain-est-li. Cet à-peu près phonétique de Fulcanelli n’est nullement une vue de l’esprit de notre part. En effet, Leroux fait naître son héros en 1839, année de naissance supposée de Fulcanelli. Quant à étayer nos affirmations au sujet du personnage figurant sur l’affiche du Divan Japonais, il suffit de se reporter au Roi Mystère (6): « D’abord, il ouvrit la boîte et en tira une soyeuse barbe blonde, et, à voir le blond doré de cette barbe, on eût pu se demander par quelle sorte d’aberration inharmonique R.C. allait essayer de marier cette couleur blonde avec la couleur foncièrement brune de ses cheveux. Mais une telle objection n’eut point tenu longtemps devant le nouveau geste du jeune homme, qui après avoir puisé à nouveau dans le petit coffret en tira une perruque qu’il disposa fort artificieusement sur son front et dont la teinte était, ma foi, tout à fait pareille à la teinte des cheveux du portrait. »

Par suite, il est peu probable que l’homme figurant sur la susdite affiche soit Dujardin. Le personnage dont Lautrec fit le portrait, ressemble étrangement à un certain Docteur Alphonse Jobert, dont les initiales sont également celles du nom et du prénom de la Dame en noir (Jane Avril) lui tenant compagnie et dont le chapeau est orné de plumes en forme d’hippocampe. Ces singularités suffiraient à expliquer le troublant passage des Demeures Philosophales associant le Mercureau ou petit maquereau au poisson d’Avril. Sachant, qu’en argot du XIXe siècle, et en une aception restreinte, le maquereau désignait aussi un alphonse (un souteneur) il ne semble nullement déraisonnable de penser que Fulcanelli, en un malicieux clin d’œil, livra son véritable état civil. Ces éléments paraissent devoir être rapprochés d’un certain nombre de curiosités, comme, par exemple, le superbe blason montrant un hippocampe d’or sur champ d’azur, posé sur un caisson en demi-lune, en un salon de l’Hôtel de Ville de Paris. Ledit blason est situé dans l’alignement central de la Salle d’Honneur. Gageons que Willette, devenu peintre officiel de l’Hôtel de Ville, en 1908, ne fut pas pour rien dans la pose de ces armoiries, lesquelles semblent attester de la réussite du Grand Œuvre.Précisons que Willette figure en bonne place parmi les fondateurs du Chat- Noir.

Le Roi Mystère recèle d’autres énigmes qui, toutes, confirment nos hypothèses de travail. Ainsi que penser de ces concierges de Montmartre veillant sur la sécurité du Roi Mystère et de ses amis ? Que penser, en particulier de cette concierge qui possède un perroquet souffrant d’une curieuse monomanie lui faisant débiter toujours la même phrase : « Tu es la Marguerite des marguerites, la perle des Valois… ». Si Gaston Leroux semble avoir voulu évoquer l’érudite sœur de François Ier, pour des raisons qu’il serait trop long d exposer ici, nous pouvons être certains qu’il souhaitait aussi orienter son lecteur en direction de Maxime Lisbonne. Cet ancien Communard, déporté au bagne de Toulon, lors de son retour, fonda différents établissements qui, tous, eurent le même insuccès : La Taverne du Bagne ( Gaston Leroux, dans les aventures de Chéri-Bibi, ex-bagnard poursuivi par la Fatalité, évoqua fréquemment les cabarets montmartrois) - Les Frites révolutionnaires - La Brioche politique. Maxime Lisbonne exploita le Casino des Concierges ; il reprit aussi… Le Divan Japonais. C.Q.F.D ! Parmi les nombreux cabarets fondés à l’époque, signalons…Le Perroquet gris et la boucle sera fermée ! Curieusement, la revue Paris aux cent villages (N°64/65 de juillet-août 1982), illustra les paragraphes consacrés au Perroquet gris d’une scène du Théâtre d’ombres. Ce dessin est reproduit en bleu –et non en noir-sur fond blanc. Parmi les silhouettes bleues, par contraste, le lecteur peut discerner des silhouettes blanches et notamment celle d’un hippocampe, une fois de plus. Rappelons que Raymond Roussel insista beaucoup sur le fait que ses Impressions d’Afrique étaient redevables à « un texte de grande jeunesse », intitulé Parmi les noirs. Cette insistance n’avait d’autre but que d’attirer l’attention sur les indiscrétions des noirs et des blancs du Théâtre d’Ombres du Chat-Noir. Roussel, né en 1877, eut l’occasion de fréquenter le célèbre cabaret, sans doute en compagnie de son professeur de sciences. Ce personnage, distrait et sympathique, il nous en parla dans différents textes, en particulier au sein de celui intitulé le Haut de la figure, le désignant sous le pseudonyme transparent de Volcan. Ce Volcan lunaire, ou plus exactement lunatique, est-il assez évocateur, à la fois de Fulcanelli et du Vulcain lunatique, nom dont les alchimistes du passé désignaient leur dissolvant, leur mercure, l’Esprit, le rayonnement lunaire ? Au demeurant, ces considérations expliquent que les artistes montmartrois aient associés le chat et les Pierrots à l’astre des nuits. Quant au personnage traditionnel de Colombine, son nom n’est-il pas parlant. Comment mieux désigner l’Esprit, qualifié de Saint, et représenté sous la forme d’une colombe ?

À Propos du Docteur Alphonse Jobert.
Cette étrange et forte figure, pour reprendre l’expression utilisée par son ex-élève qui le dénigra dans un dernier et méchant bouquin, attira l’attention sur lui durant deux ans. En juillet 1905, alors même que Maurice Leblanc fit paraître sa première aventure d’Arsène Lupin au sein de la revue Je Sais tout, Jobert procéda à une transmutation en direct, devant témoins, lors de l’Exposition. Était présent le Docteur Doyen, éminent chirurgien de l’Hôpital Saint-Louis. Ce dernier demanda à Jobert de venir travailler avec lui. En Septembre 1905, la revue Je Sais tout publia un article à sensation, intitulé Les Faiseurs dor. Alphonse Jobert y était interviewé par André Ibels, frère de H.G. Ibels, ancien collaborateur du Chat-Noir. Jobert prétendait pouvoir faire assez d’or, par la voie dite humide, pour rembourser la dette de la France. En outre, Jobert relatait l’extraordinaire aventure d’un alchimiste contemporain (sans doute lui-même) s’étant fait saisir 76 kilos d’or alchimique par la Monnaie de Paris. Ce fait, un autre personnage s’en fit l’écho, avant la première Guerre mondiale : Pierre Dujols, dernier descendant des Valois et grand ami de l’alchimiste connu sous le pseudonyme de Fulcanelli. Il y avait une excellente raison à l’amitié qui liait Dujols et Fulcanelli et cette raison n’était aucunement l’ascendance royale du premier (7).

Alphonse Jobert entretint une brève correspondance avec le cénacle de Douai, la Société Alchimique de France dirigée par Jollivet-Castelot. Il fit même une projection à l’usage des membres de ladite société. Cette transmutation fut sujette à controverse et les relations virèrent à l’aigre. Cependant, Jobert récidiva, à deux reprises au moins, en 1906. La première transmutation fut effectuée devant le compositeur Victorien Joncières, la seconde fut faite devant Abdul Haqq, de son véritable nom Léon Champrenaud, lequel était directeur du journal La Voie et animait le courant gnostique. Alphonse Jobert vécut à Paris jusqu’aux environs de 1913 avant de disparaître sans laisser de traces… Tout nous incite à penser que ce fut lui le « professeur » de Raymond Roussel et qu’il signa Fulcanelli le Mystère des Cathédrales et les Demeures Philosophales, textes qui sont également redevables à Pierre Dujols.

Qu’il s’agisse de Roussel, de Jarry, de Leblanc ou de Leroux, tous firent des allusions plus ou moins appuyées au journal Je Sais tout et à Alphonse Jobert. Maurice Leblanc, dans la Comtesse de Cagliostro, précise que Lupin, dans sa jeunesse, travailla avec le Docteur Altier à l’Hôpital Saint-Louis. Il n’est pas besoin d’être un grammairien chevronné pour s’apercevoir que, du point de vue étymologique, doyen et altier sont des synonymes.

Il est probable que ces quelques réflexions ultimes nous vaudront un nouvel appel de l’aimable et sympathique descendant de Toulouse Lautrec, lequel nous avait, lors de la parution de Fulcanelli et le Cabaret du Chat Noir, fait l’honneur de s’intéresser à nos travaux…Il n’est pas inutile de savoir que ce fut son cousin et ami le Docteur Gabriel Tapié de Céleyran qui introduisit Toulouse-Lautrec dans le milieu médical. Ceci pourrait expliquer cela, et il serait étonnant que le peintre n’ait pas rencontré le Docteur Doyen et son entourage…Mais il se fait tard, la fatigue commence à se faire sentir ; il est temps d’aller se coucher et de poser la tête sur la taie de l’oreiller, chère à Raymond Roussel, n’est-ce pas ?

NOTES


(1) Sur ce sujet, lire l’article à paraître dans La Revue du Vieux Montmartre, lequel sera accompagné d’une bibliographie.
(2) Dans Le Mystère de la Chambre Jaune
(3) Dujardin fut l’une des rares personnalités, avec Marcel Prévost, Robert de Montesquiou, Edmond Rostand à n’avoir pas tiré à boulets rouges sur les adaptations théâtrales des livres de Roussel en clamant qu’il était fou.
(4) En parlant de lièvre, le lapin à Gill, qui ne va pas tarder à avoir le feu au cul ou à la Lune, pourrait se montrer parlant pour peu que l’on s’avise que la formule pinxit dont usaient les peintres anciens signifie : je l’ai peint et était réservée aux Maîtres de la corporation des Gilpins…
(5) Cette patte d’oie, Lautrec l’a représentée dans Le Divan Japonais. La main (ou patte) du chef d’orchestre affecte la forme d’une tête d’oie.
(6) Il est curieux de noter que, dans l’édition du Cercle des Bibliophiles, le texte est truffé de fautes typographiques qui auraient sans doute beaucoup à nous apprendre. En outre, cette maison d’édition, sérieuse, donne comme date de parution 1902, ce qui est manifestement faux. Ce roman fut publié, sous forme de feuilleton, en 1908 et en livre deux ans plus tard. Cette erreur de six années était-elle destinée à empêcher que s’établisse le rapprochement avec l’article de Je Sais tout ?
(7) Les historiens n’ont pas relevé que le Duc d’Anjou, quatrième fils de Catherine de Médicis, se maria et qu’il eut un descendant mâle, lequel ne put faire valoir ses droits au trône. L’épouse du Duc était née Medina Coeli. Cette famille espagnole était de la lignée des Infants de la Cerda, les descendants d’Alphonse X de Castille, dit Le Sage, auteur des tables alphonsines et d’un traité d’hermétisme. Cette branche fut spoliée du trône d’Espagne par la branche collatérale. Au XVIIe siècle, l’Amirante de Castille, Henriquez Cabrera, issu de la branche spoliatrice, épousa successivement deux demoiselles nées Medina Coeli. De l’une de ces unions naquit… le comte de Saint-Germain, ainsi que l’atteste son blason, une fois lu selon les règles de l’héraldique. Comprend-t-on mieux pourquoi Pierre Dujols s’ intéressa de très près à l’alchimie ?
(8) Sur l’explication de cette « taie d’o rayé », le lecteur pourra lire « La Langue des Oiseau » de Richard Khaitzine, aux éditions Dervy.

A Paraître : en 2002
- Histoire, énigme et secrets de la Joconde, à la lumière du Songe de Poliphile (Le Mercure Dauphinois)
- Fulcanelli, enquête sur un alchimiste moderne
- Histoire de l’Alchimie au XIXe et au XXe siècles (Le Mercure Dauphinois/Ramuel)