JOSÉ AUGUSTO MOURÃO

Interculturalité et mondialisation

La textualité dans la pratique de l'hyperfiction (2)

 

   
Le destin de la textualité
 

Concrètement, le fait multiculturel signifie ce qui suit: les cultures ne sont rien hors de leurs corps d'expression: institutions, langages, œuvres etc. Avec la mondialisation, engendrée en bonne partie par les nouveaux médias, le statut de la textualité change du même coup. «La présentation électronique des textes modifie totalement leur condition: à la matérialité du livre, elle substitue l'immatérialité de textes sans lieu propre; aux relations de contiguïté établies dans l'objet imprimé, elle oppose la libre composition de fragments indéfiniment manipulables; à la saisie immédiate de la totalité de l'œuvre, rendue visible par l'objet qui la contient, elle fait succéder la navigation au très long cours dans des archipels textuels sans rives ni bornes." (Chartier 96 p. 32). Voilà… Le destin de la textualité se joue aujourd'hui autour, non plus d'une définition ontologique du texte en soi, mais au contraire dans le contexte de la cyberculture, qui peut être définie comme l'universel sans totalité (P. Lévy). Tout essai de construire intellectuellement un tout organique, bien ferme, descriptible, échoue nécessairement parce que justement il est impossible à cerner. A chaque nouveau nœud dans le réseau, il y a chaque fois un nouveau groupe de discussion, une nouvelle source d'hétérogénéité et de diversité. Fini le mythe du texte en soi. Le texte électronique ne se caractérise plus par son autonomie et par sa clôture. «Le texte informatique crée une forme nouvelle, sans "incipit" ni clôture, un texte qui, comme la parole, se déroule de son mouvement propre, un texte qui bouge, se déplace sous nos yeux, se fait et se défait: un texte panoramique» (Balpe 97b). C'est la fin d'un type particulier de linéarité que marque l'hypertexte. Fini la pertinence de la notion de genre. L'hybridisme est devenu transversal à toute espèce de textualité. «L'éclectisme est inhérent au format électronique et devrait persister pour un temps considérable» (Burrows 97).

La définition de texte proposée par F. Rastier: "une suite linguistique autonome constituant une unité empirique, et produite par un ou plusieurs énonciateurs dans la pratique sociale» (Rastier, 2003: 81) semble ne plus convenir à cette nouvelle forme. La question de l'hypertexte s'ouvre sur celle de l'interaction, d'un côté, entre les discours et de l'autre côté entre les technologies des médias et d'une technologie qu'on peut appeler «La République mondiale» . Le lecteur de l'hypertexte, tout comme n'importe quel lecteur, devra au préalable se créer son propre matériau sémiotique qui sera très diversifié, ressemblant tantôt au matériau donné, tantôt au matériau évoqué. La lecture est donc créatrice de significations, abduction, correspondant à ce que Peirce appelait le fonctionnement sensuel de la pensée. La littérature électronique émerge de la convergence de la théorie littéraire contemporaine et de la technologie. Le résultat de cette convergence se réfracte en de multiples formes de subversion de la narrative, de l'intrigue, des personnages, de la clôture, de la linéarité et de la cohérence, subversion qui entraîne une redéfinition de l'espace des corps hypertextuels qui soulèvent aussi des questions spécifiques telles que celle de l'immersion, de l'identité et de la multiplicité. Jamais la notion d'infini n'a été si démontrée et si déconstruite. Jamais la question de l'origine (auteur) et de la destination (lecture) n'a été si dramatique (Cf. Moulthrop). La bonne position devant la "souveraine machine de visions" en laquelle s'est transformée la littérature électronique est de recevoir sans canoniser.

Sous cette mouvance, une nouvelle forme de textualité est en train d'émerger : l'hypertexte. Il y a des livres à géométrie de lecture variable, à lire séparément ou ensemble, dans l'ordre de parution ou à rebours. Le numérique ouvre l'époque de l'écrit, caractérisée par l'accès immédiat au "corpus" et la lecture non linéaire. Ces deux faits nouveaux amènent à reconsidérer ensemble la textualité et l'interprétation. Je donnerai plus loin deux exemples où la notion de texte «classique» fait problème. D'abord celui de Balard, ensuite celui de M. Joyce.

 
La poétique du fragment
 

On associe fréquemment le post-moderne avec l'esthétique de l'émotion et de la fragmentation. On a l'habitude d'évoquer la pratique du fragment pour caractériser la littérature électronique. Ce point de vue est-il pertinent? Il est vrai, comme le dit si bien Adélia Prado: “Mas qualquer texto é fragmento, é so uma parte inteira, como a meia garrafa do Juquinha que concordou com o doutor, porque, diz ele, é ‘muito esportivo com as coisas' ” (1). D'autre part, Calvino, un des devanciers de ce qu'on peut appeler une nouvelle textualité, ne pensait pas aux fragments mais à la pluralité. Lui aussi prend comme point de départ l'informatique. Le monde est entré en entropie permanente, donc ce qu'il faut créer ce sont des zones de paradis, ici et là, mais non des fragments. «Le fragment est nostalgique d'une ancienne unité; autrement il se ne serait jamais fragmenté et les fragments extraits d'anciennes unités ont tendance à s'unir» (…) Il n'existe pas un premier principe d'où resteraient des traces sous forme de fragments et qu'il faudrait refaire en les ajoutant les uns aux autres, comme le postule le post-moderne. Par contre, il y a une entropie générale du monde et le problème, dit Calvino, est " de savoir comment un sujet peut se situer devant l'histoire et créer des zones d'ordre " (2).  

Babel règne partout: M. Joyce, à notre avis, a raison : “It is not a literary stratagem but a matter of fact that the particular experience of the new , albeit parallel, textuality of reading hypertexts is somehow not reproducible in the old " (3). Dans la confusion du lecteur et de l'écrivain réside la confusion des personnages dans une fiction, la confusion des épisodes dans ses séquences, la confusion des voix dans ce qu'on attribue à nos dialogues. Michael Joyce dit encore: “La nouvelle littérature électronique montrera cet entre-deux, en fin de compte l'espace qui nous rattache à travers nos différences”… C'est ce manque de " l'entre-nous” ( betweenus ), pour utiliser l'expression créée par Hélène Cixous, plus qu'une quelconque absence technique, qui momentanément nous voit dépourvus d'un moyen électronique de communication de masse ou d'une forme artistique qui demeure (4).

 
 
Notes

(1) Adélia Prado, Manuscritos de Felipa, 4ª ed. São Paulo Siciliano, 1999, p. 160

(2) Paolo Fabbri, Sobre Ítalo Calvino, Entrevista de Covadonga G. Fouces Gonzalez, Bologna, 16 de Novembro de 2000.

(3) Michael Joyce, Othermind-edness. The emergence of network culture , Michigan , 2001, p. 141.

(4) Michael Joyce, Op. cit. p. 187.