Thérèse Renaud: écrire le Refus global

CLAUDINE POTVIN


Au début des années 40, quinze artistes québécois, réunis autour de Paul-Émile Borduas, vont repenser pendant près d’une décennie le contexte social, culturel et religieux du Québec d’alors, gouverné par Duplessis et l’Église catholique. À part Claude Gauvreau, le seul écrivain du groupe, poète, dramaturge, pamphlétaire, ce sont avant tout des peintres qui se rencontrent soit chez Borduas lui-même soit chez quelqu’un d’autre pour discuter de l’atmosphère étouffante qui entoure la production et l’enseignement artistiques, discussions qui donneront lieu à la rédaction d’un manifeste qui dénonce le conservatisme et l’idéologie du clergé québécois, les valeurs traditionnelles basées sur la foi, la famille, le respect de l’autorité, les politiques dictatoriales. Le manifeste propose une transformation sociale totale, l’ouverture des frontières mentales, l’abolition de toutes les peurs qui assaillent l’homme au nom de la spontanéité et de la liberté, enfin une esthétique “automatique” qui vise à renouveler la pensée.

Lancé à la Librairie Tranquille le 9 août 1948, le Refus global va créer une série de remous dans l’univers culturel québécois. À ce sujet, il est remarquable qu’André Beaudet écrive en 1981 que “nous n’avons pas encore commencé à penser avec Borduas. Les trente années qui nous en séparent n’y auront pas suffi. Nous sommes, affirme-t-il encore, en deçà de sa nuit étoilée” (Leduc, 1981). Trente ans plus tard, le Refus global aura été relu à maintes reprises (voir Lapointe, 2004) et réexaminé comme emblème paradoxal du sentiment identitaire (voir Lamoureux, 2001) en termes multidisciplinaires et/ou féministes. Associé à l’émergence de la modernité, le mouvement automatiste peut se penser en termes de ce que Claude Gauvreau nommait “pur automatisme” en ceci que “les matériaux de l’acte créateur sont fournis exclusivement par le libre jeu de l’inconscient, mais il a lieu dans un état particulier d’émotion, d’inspiration pourrait-on dire…”. Patricia Smart ajoute que le mouvement était beaucoup plus qu’une esthétique: “[c]’était aussi une philosophie, un engagement politique et, surtout, une éthique, une façon de vivre”.

L’automatisme chevauchait à plus d’un titre le surréalisme malgré les nombreuses prises de bec (entre Fernand Leduc et André Breton par exemple, discussions que Thérèse Renaud évoque dans Un passé recomposé). Le surréalisme privilégiait le rêve, l’inconscient, la spontanéité de l’écriture et la création hors du rationnel et du contrôle sans refuser le figuratif. Le surréalisme adulait la femme en ce qu’elle appartenait à l’imaginaire du fantasme et du mystérieux. Par contre, les automatistes se situaient catégoriquement du côté de l’abstraction et du non-figuratif. De plus, chez Borduas et ceux qu’il nommait ses “fils spirituels”, le rejet du passé et le mépris des traditions s’avèrent des pôles d’une importance fondamentale. Hommes et femmes artistes repensent le corps à partir d’une gestuelle picturale et dramatique ainsi que de la danse. Dans les deux cas toutefois, la femme représente un objet de regard ou une voix marginale. Cette étude propose une (re)lecture de l’ensemble des écrits (poésies, romans, récits) d’une de ces femmes qui ont participé au mouvement automatiste, soit l’auteure Thérèse Renaud. L’examen de ses textes cherche à définir son esthétique d’une part et à préciser son positionnement/réception dans l’institution littéraire et artistique de l’autre. Un certain nombre de critiques se sont intéressés à l’œuvre de Renaud mais presque uniquement sous forme de comptes rendus. Même si cet essai rejoint certains de ces textes critiques, il offre l’intérêt de s’attarder simultanément à la dimension autobiographique, à la démarche littéraire, à la réflexion féministe de l’écrivaine et au lien entre l’art et l’écriture.

 

FÉMINISME ET ART

Femme artiste, également femme d’artiste, Thérèse Renaud (1927-2005) fut l’une des sept femmes signataires (avec Madeleine Arbour, Françoise Riopelle, Françoise Sullivan, Louise Renaud, Marcelle Ferron, Muriel Guilbault) du manifeste Refus global publié à Montréal en 1948. Ces femmes, atypiques, si on les compare aux autres femmes de leur génération (classe, éducation, famille, etc.) [1] ont en commun d’avoir eu le courage de signer un document provocateur et révolutionnaire. Paul-Émile Borduas, principal penseur du Refus global, perdit sa position de professeur à l’École du meuble et se vit abandonné par sa famille et forcé de s’exiler. [2]

Dans son ouvrage fondamental et novateur sur Les Femmes du Refus global, Patricia Smart souligne que les sept femmes signataires du manifeste étaient assez fortes et rebelles pour tout risquer et que ce sont elles,

plus que les hommes du groupe, qui ont prolongé le message révolutionnaire du manifeste dans leurs productions ultérieures, sortant l’art des cadres et des galeries de l’académisme qu’avaient rejeté les automatistes pour l’insérer dans le domaine de la vie réelle.

Dans un excellent article intitulé “Identification de l’avant-garde et identité de l’artiste: les femmes et le groupe automatiste au Québec”, Rose-Marie Arbour ajoute pertinemment qu’ on

n’a jamais jusqu’à maintenant porté attention au fait que les femmes peintres liées de près ou de loin aux activités des automatistes ne furent pas invitées à se joindre aux expositions organisées sur et par ces derniers.

De fait, plusieurs d’entre elles, toujours selon Arbour, auraient tout de même sûrement fait l’objet d’une reconnaissance (quoique tardive) de la critique sans la consécration que la signature du manifeste leur procurait. On sait par ailleurs que Borduas avait hésité à inclure les femmes comme signataires du manifeste. Plus qu’à la peinture, les femmes se consacreront à la danse, à la chorégraphie, au théâtre, à la mise en scène, au chant, aux arts dits décoratifs, à la littérature et privilégieront le spectacle et la performance. En fin de compte,

l’histoire officielle de l’automatisme s’est constituée dès les premières expositions du groupe en 1946 et en 1947, et c’est l’histoire d’un groupe de peintres […] et, qui plus est, de peintres mâles. (Smart, 1998)

Bien que n’ayant jamais adhéré à aucun mouvement féministe comme tel, Thérèse Renaud prendra vite conscience de l’enfermement des femmes dans la société québécoise de l’époque et de leur confinement au rôle de ménagères; la pensée féministe s’affirme de plus en plus dans ses textes. “J’aurais aimé être un garçon, écrit-elle dans Une mémoire déchirée. Ma condition de fille me pesait.” Elle avoue par ailleurs dans Le Choc d’un murmure qu’elle faisait partie de cette génération qui désirait autre chose pour elle-même et qu’elle vivait intensément cette contestation et que, se référant aux femmes de sa génération coincées entre “les convenances et nos répugnances”, il est difficile de choisir. Elle écrit:

Nous savions ce que nous ne voulions pas, mais nous ne savions pas très bien ce que nous ne pouvions obtenir! Et je suis certaine de ne pas avoir été la seule à rager contre tout ce qui m’environnait: de la peur aux interdictions, que nous restait-il pour vivre un équilibre? Notre propre affirmation, où la trouver? Parce qu’on nous avait appris la peur, nous nous sentions menacées et nous vivions dans la peur! Peur des hommes, peur du péché, peur de la nuit, peur de sortir seules, peur de l’amour, peur d’aimer, peur de ne pas être aimées.

Il va de soi que cette prise de conscience déchirante, celle des femmes, rejoint l’esprit du Refus global qui rêvait d’effacer la peur multiforme: “peur d’être seul sans Dieu”, “peur de soi – de son frère – de la pauvreté”, “peur de l’ordre établi”, “peur du surrationnel”, “peur de toutes les écluses grandes ouvertes sur la foi en l’homme”, “peur de toutes les formes susceptibles de déclencher un amour transformant” (Borduas, 1977).

Qu’elle se situe au niveau de l’individu ou de la collectivité, de l’homme ou de la femme, de la fille ou de la mère, l’action s’engage sur une piste de déconstruction de l’obéissance et de la répression. Il s’agit de

désorganiser de l’intérieur cette société, faire sauter jusqu’à la plus infime parcelle de vieux préjugés, court-circuiter les arrogances bourgeoises, les horribles tabous sexuels et les pouvoirs arbitraires de l’Église et des clans politiques. (Une mémoire déchirée)

Seule écrivaine parmi ces artistes des arts visuels, Thérèse Renaud privilégie une écriture de nature essentiellement autobiographique; elle retrace le cheminement d’une femme aux prises avec la tradition, la famille, la maternité, le désir et la nécessité de changement. Thérèse Renaud explore dans ses récits l’évolution intérieure d’une part et son rapport à la culture québécoise de l’autre. On retrouve dans ses textes, à partir d’une perspective artistique et quotidienne, le témoignage éclairant d’une femme sur les années 1940 et 1950, une femme qui questionne la société qui l’a vue naître, l’éducation religieuse oppressive de son enfance, l’esthétique culturelle, la conception de l’art, des classes et la notion de généricité qui ont marqué cette société. En ce sens, une lecture des fictions de Thérèse Renaud montre que l’auteure tend à définir le rapport de l’écrivaine au milieu artistique ainsi que son positionnement identitaire dans le milieu qui a marqué son éducation et plus tard dans le cadre de l’exil géographique et culturel.

Or, s’il est impossible d’échapper au système d’éducation qui nous a façonnés, pour Thérèse Renaud, accéder à la liberté n’en suppose pas moins de déconstruire les comportements acquis tout en composant avec eux, soit en repensant le soi et l’autre. Tout au long de ce parcours, l’écrivaine sera déchirée entre la vie et l’art, le privé et le public, la mémoire et l’aventure artistique, Paris et Montréal, cherchant à définir et à inscrire son identité sur la page. Sa rencontre avec Borduas et les automatistes au moment de l’adolescence (à l’âge de 16 ans) débouchera sur une démarche existentielle centrée sur l’art (l’écriture) et une longue et difficile quête du moi.

 

LE PREMIER LIVRE: L’IMAGE ET LE MOT

Renaud publie son premier recueil de poèmes en 1946. Les Sables du rêve comprend une vingtaine de poèmes entrecoupés de six dessins de Jean-Paul Mousseau. On utilise autant le vocable “surréaliste” que le qualificatif “automatiste” pour décrire ces premiers poèmes de Renaud et les dessins de JeanPaul Mousseau qui accompagnent le recueil. À ce propos, Philippe Haeck et Claire Savary soulignent que Les Sables du rêve “entr’ouvrent la porte de l’inconscient, élargissent le texte par l’imaginaire. Le rêve demeure la clé de l’écriture de Thérèse (tes rêves) Renaud.” Haeck et Savary parlent de textes tendresses et de textes morsures et d’une poésie pleine de fentes.

À part le poème comme tel, c’est la rencontre de l’image et du mot qui rend le recueil particulièrement intéressant. À moins de le chercher dans un détail, une ligne, un titre, une dédicace, une métaphore, une allégorie, il faut signaler qu’il n’y a pas de renvoi à un sens absolu entre le poème et l’image. Plus clairement, le premier ne décrit pas le second pas plus que ce dernier n’illustre la lettre. Deux formes qui voyagent librement entre la parole et le reflet. Plus tard, Renaud écrira:

Machinalement, elle s’était approchée de sa table de travail pour écrire. Elle laissait courir la plume, par automatisme, comme dans la pratique du rêve. De mots en phrases, quelque chose semblait vouloir se dire, quelque chose qu’elle reconnaissait comme plausible. (Le Choc d’un murmure)

Flux et reflux de deux gestes (écrire et dessiner/peindre) qui ramènent l’écrivaine et le peintre à une inspiration spontanée faite de “vases communicants”. Selon Daniel Bergez, “la rencontre entre texte et image prend plus volontiers la forme binaire d’une création double” et il ajoute, reprenant les termes de Paul Zumthor, que “le lettré (je dirais l’écrivant, le poète, le chercheur) considère la graphie aussi solide, stable et autonome” (p. 119, 122) que les autres signes. L’image ne vient donc en aucun cas exclusivement commenter le texte pas plus que le mot ne vient décrire le visuel. Dans un cas comme dans l’autre, un effet de gains et de pertes vient jouer sur l’intention du texte.

Quoique les dessins de Mousseau se situent dans un désir d’abstraction formelle, ils n’en frisent pas moins un élan figuratif dans la représentation géométrique des corps. L’automatisme passe encore par le surréalisme qui n’a pas totalement nié la figuration en peinture. Toutefois, on sent la liberté du crayon et de la ligne dégagée. Chez Renaud, on retrouve la même prose fantaisiste ouverte sur un décor onirique, ce dont témoignent ces vers des Sables du rêve:

Je levai la couverture et me précipitai dans le volcan des rêves…

Entre la peau et l’ongle d’un géant j’ai bâti ma maison. / Mon mari est petit et noir. Il aime les serpents et en porte toujours comme cravate.

Dans une coquille d’huître j’ai déposé ma tête. Les herbes ont courbé la cheville…

Je suis à déplier encore le chemin. Continuer sans jamais pâlir de honte.

Moi je suis de cette race rouge et épaisse qui frôle les éruptions volcaniques et les cratères en mouvement [3]

Thérèse Renaud, The sands of dream

 

On a qualifié Les Sables du rêve de premier recueil automatiste dans l’histoire de la littérature québécoise; selon André Brochu, ces poèmes “s’accordent par leur esprit avec le mouvement “automatiste”. Sans aucun doute, la première collection poétique de Renaud amorce une rupture visible avec la tradition. “Lever la couverture”, “bâtir”, “déplier”, “continuer”, “effacer la honte”, “frôler les éruptions”, autant de verbes qui placent le je énonciateur dans un mouvement de transformation et un lieu d’affirmation, de passion et de libération au nom de l’amour et de l’expression libre. La lecture de “Projections libérantes” de Borduas révèle qu’

une fois acceptée la route de l’expérimentation personnelle, une fois abandonnés les exercices mécaniques, les imitations, les singeries: les problèmes de figuration, d’expression, ne se comparent plus aux modèles proposés mais à l’authenticité même de l’expression, aux réalités propres, harmoniques, objectives du dessin, si peu évolué, si peu adroit soit-il.

Marcelle Ferron note à son tour, dans L’Esquisse d’une mémoire, que l’affirmation a autant de poids que le refus, alors que Jocelyne Lupien remarque à ce propos, dans son essai “Identité, espace et territorialité dans l’art actuel”, que:

[b]ien plus qu’un simple problème spatial ou identitaire, c’est l’expérience d’une manière d’être au monde (d’un éthos énonciatif, dirait Pierre Ouellet), que ces images donnent à voir. Une manière d’être qui est à l’image de la mouvance des frontières identitaires et interculturelles de nos sociétés et de ceux qui y vivent.

Extrapolant le commentaire de Lupien, il faut spécifier que toute image dans ce contexte apparaît comme essentiellement double, à la fois littéraire et picturale. De plus, l’importance de cette collection réside dans le fait qu’il s’agit d’un premier jet centré sur les signifiants qu’on retrouvera dans tous les textes de Renaud: la recherche de l’individualité et une quête identitaire du moi dans son rapport au collectif, ce sur quoi nous reviendrons.

 

EXIL ET IDENTITÉ: SOI ET L’AUTRE

La quête personnelle présente dans de nombreux passages des Sables du rêve prendra bientôt une tournure concrète dans l’existence de Thérèse Renaud. En 1946, l’année même de la publication de son premier livre, avec l’aide financière de ses amis, celle-ci s’embarque pour la France dans le but de fuir la stagnation culturelle du Québec et au nom de la création à tout prix. Fernand Leduc [4] la rejoindra un peu plus tard et l’épousera. Leur premier séjour dans la capitale française durera jusqu’en 1953. Il faut penser cet éloignement dans un cadre bien précis. Dans un témoignage qu’elle accordait à André Beaudet, l’auteure évoquait dans des termes fort lucides cette réalité:

Toutes nos décisions, toutes nos actions, tous les événements, conscients ou inconscients qui jalonnent notre vie, ont toujours répondu à une nécessité intérieure. Cela implique beaucoup de fierté dans le comportement, mais aussi un risque évident en ce qui concerne une certaine forme de sécurité. (Leduc, 1981)

En effet, l’exil comporte des risques. La poétesse souhaitait également parfaire sa carrière de comédienne et de chanteuse à Paris, ce qui semble bien avoir été l’objet de ses premières ambitions professionnelles, aspirations qui ne se matérialiseront pas; l’accent, les malentendus, les circonstances ont rendu la chose impossible. Renaud rencontre des personnages qui nourrissent ses rêves et son imaginaire: Antonin Artaud, André Breton, Gérard Philippe, Ludmilla Pitoëff et bien d’autres. Malgré tout, elle se voit confinée à son rôle de mère et d’épouse. Elle croyait aider son mari en étant une parfaite ménagère car pour elle “l’ordre était le fait d’avoir une maison bien propre et bien tenue!” (Un passé recomposé)

Des milliers de détails jugés insignifiants envahissent le quotidien qui prend dorénavant toute la place. Entre le privé et le public, le désarroi et l’angoisse, s’installe ce que l’on retrouvera dans les récits de Plaisirs immobiles, centrés sur la solitude, la vacuité, la fuite et un langage “informulé”. Bref, la couleur ne passe guère. En effet, il faudra investir le privé d’une dimension créatrice que seule la fiction trente ans plus tard permettra de dépasser en partie. Si la femme joue sur le registre intérieur sans définir l’émotion qui meuble le corps et l’esprit, si elle semble ignorer ou vivre en marge d’un univers qui ne lui appartient pas, c’est cependant lorsqu’elle se tourne vers cet exil intérieur qu’elle se permet de circuler et de transgresser les frontières géographiques et l’ordre établi. En outre, au cours de ce voyage, ou de cette quête du moi, le brouillard qui sépare le privé et le public s’estompe quelque peu pour affirmer, dans un premier temps, l’intensité de l’individu avant de l’intégrer dans l’ordre de la collectivité. En d’autres termes, “elle avait su trouver une façon de se chercher et de se trouver, de se connaître et de se livrer, d’être soi avant de composer avec le nous.” (Porter, 2004)

L’exil s’avère donc difficile. Une série de déboires surgissent et compliquent la vie de Thérèse Renaud et parfois celle du couple: difficultés financières, faim, grossesse plus ou moins heureuse, dépression, problèmes d’alcool, éloignement, tristesse, ennui, déceptions professionnelles, séparations, inquiétudes, déménagements, incompréhensions des amants. [5] Bien sûr, tout ceci peut se produire dans le pays d’origine, vécu autrement. Au moment de proposer la lecture de son premier manuscrit à Paris, Thérèse se bute au fait que son écriture ne correspond pas à la manière française. À la fois étrangère et Québécoise, celle-ci fait le constat suivant:

Vivre loin de son pays d’origine […], ce n’est pas être détachée de ses racines, ce n’est pas changer sa nature profonde, c’est, au contraire, puiser dans l’inconscient un héritage légué par des générations de Québécois […] avec cette façon caractéristique de percevoir et d’exprimer ce rapport au monde. (“Étrangère et Québécoise”)

L’héritage ressurgit dans le panorama de l’écrivaine comme un mode de construction du moi. Ainsi, Le Choc d’un murmure se termine par une exploration des racines de sa famille et la découverte d’une ascendance peuplée d’artistes. “C’est dans cet héritage que réside notre survie, déclare l’auteure lors d’une entrevue, c’est à travers lui que se poursuit le cheminement.” (Girard, 1988) En ce sens, l’héritage correspond à la vision et à l’expérience personnelles plus qu’à la dimension politique à laquelle il se réfère ailleurs.

Dans Le Choc d’un murmure, Renaud suggère que l’adhésion massive des femmes du Québec au “Vive le Québec libre” sous-entend “la recherche de leur liberté intérieure à travers celle de leur pays”. Commentaire quelque peu naïf si on considère que l’Histoire et la Loi (la Loi du Père) ont tendance à oublier celles qui les font sans jamais participer à l’exercice du pouvoir. En outre, la liberté du pays ne confère pas nécessairement la liberté intérieure de ses citoyens et encore moins de ses citoyennes. Chez Renaud, il va sans dire que la création individuelle s’adresse à la collectivité et que vivre à l’étranger ne signifie pas renier le lieu d’origine. Dans son cas et celui de Leduc, la France offre alors une porte de sortie et une possibilité d’échapper à la censure contraignante du milieu artistique. Le collectif change d’allure temporairement mais il n’en conditionne pas moins la visée de l’individu. Devenir soi parmi les autres, tous les autres. Du privé au public, du je au nous, la pratique de l’art pour ces Québécois à Paris s’inscrit dans la nécessité de repenser le monde à travers la toile et l’écrit. Parallèlement, une identité axée sur l’énergie du présent et du futur se forge intégrant désormais une image de soi plurielle: “Qui suis-je? Québécoise? Française? Citoyenne du monde?” (“Étrangère et Québécoise”). L’identité loge au cœur de la différence et du possible. Or, comment définir le soi sans travailler le rapport à l’origine, sans l’écrire? Thérèse Renaud et Fernand Leduc rentrent à Montréal en 1953 mais pour quelques années seulement. Les vitrines de Paris renvoient l’image d’une identité culturelle devenue leur et le symbole d’une ruée vers l’art. Galeries, musées, expositions fourmillent de peintures et de peintres.

Le peintre, écrit Lacan, à celui qui doit être devant son tableau, donne quelque chose qui, dans toute une partie, au moins, de la peinture, pourrait se résumer ainsi –– Tu veux regarder? Eh bien, vois donc ça! Il donne quelque chose en pâture à l’œil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard, comme on dépose les armes.

Abandon du regard donc, le tableau sera pensé ici comme ce qu’on a appelé un texte-musée (Potvin, 2005, 2010), au moment où l’image verbale crée un effet esthétique, une trace visuelle et textuelle, défi à l’auteur/lecteur/visiteur/voyeur de la galerie et où l’art se trouve inscrit/décrit dans le texte. Dans le cas de Thérèse Renaud, ce processus s’avère minimal quoique présent à plus d’un titre dans le poème, comme on l’a vu à propos des Sables du rêve.

 

L’ÉCRITURE: “ÉCRIRE, C’EST EMBÊTANT” [6]

“Il est plusieurs façons d’être écrivain, propose André Brochu. On peut l’être par la forme, par l’esprit, par le délire. Thérèse Renaud l’est, elle, par le cœur, et en toute — et belle — simplicité”. Simplicité relative quand on songe à la fragmentation formelle et sémantique du récit. Thérèse Renaud privilégie le récit autobiographique, comme nous l’avons dit plus haut, genre littéraire que nombre de femmes ont choisi comme entrée dans l’écriture pendant des siècles, afin de se construire une subjectivité. Philippe  Lejeune définit l’autobiographie comme un “récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité”, d’où la nécessité d’un pacte. Cette définition nous paraît aujourd’hui simpliste jusqu’à un certain point surtout en ce qui touche l’écriture au féminin et si on tient compte du mélange des genres littéraires. [7] Louise Dupré voit l’autobiographie comme investie dans le monologue intérieur “où le moi diffracté se donne comme corps avec ses sensations, ses pulsions, mais aussi ses pensées, ses contradictions, ses conflits”. Dupré associe autobiographie et poésie, comparant les deux formes à une exploration contemplative de l’enfance et aux contraintes internes qui définissent l’identité subjective. Jeu, séduction, performance de dévoilement, recherche de soi, le je se met en procès. Mais plus que de raconter une vie, accomplie ou non, l’autobiographie se présente comme un masque. Il n’est alors pas question de cacher l’original, le pseudo vrai visage sous la couverture, sinon de “faire voir” le processus par lequel on peint une passion. Le masque se donne paradoxalement comme une version privée du discours officiel, du connu. Version fabriquée, regard indiscret mais permis, perméable aux curieux, susceptible d’une interprétation familière et/ou étrangère, prônée au-delà des barricades langagières car “une écriture se fabrique dans le jaillissement du langage. Pulsation de mots qui s’alignent, se reconnaissent.” (Plaisirs immobiles) Éclatement du corps de la lettre, coupures du moi, césures au milieu d’une phrase tronquée.

Thérèse Renaud publie Une mémoire déchirée en 1978, un peu plus de trente ans après avoir écrit son premier livre, Les Sables du rêve. [8] Or, le fait qu’il lui ait fallu tout ce temps pour refaire surface sur la scène littéraire tient sans doute de certains choix mais est  également révélateur d’une certaine résistance de la part de l’auteure, d’un silence, d’une absence à soi, peut-être d’un malaise face à la création, certainement d’un manque de disponibilité et d’un espace réduit. Il n’est donc pas étonnant que cette dernière, au moment où elle se replonge dans l’écriture, sente le besoin de parler d’elle-même et de se remémorer le passé. D’une certaine façon, ce récit reprend sur le mode intime les motifs du Refus global: le rejet des valeurs traditionnelles, la critique d’une famille opprimante, la quête de la liberté, la primauté de la création artistique, l’ouverture sur un art libérateur, le rejet de l’absolutisme religieux, la transformation de l’homme et de la société, le mépris des interdits, la résistance, l’abolition de toutes les peurs contraignantes et exclusives, le refus des dogmes, la critique de la pensée bourgeoisie, la rébellion contre une culture sclérosée.

Dans son livre, Renaud fait le tour des moments fondateurs de son existence, de l’enfance à l’école (au couvent), du rôle de la famille (perte de la mère, importance du père, contact avec les sœurs, intervention d’une tante) à l’éveil social, de la découverte de l’art et des automatistes à l’exil, de l’emballement pour l’univers dramatique et le chant à la désillusion, de la maternité à la dépression. L’entêtement, la furie et la détresse caractérisent l’attitude de la narratrice. Ray Ellenwood décrit le livre comme

a de-canonization of people, objects, and events, a torn and disconnected recollection of an internal journey. The story is made up of fragments of Memory, with few precise divisions in time, impressions rather than complete pictures, or facts.

Finalement, le récit de vie ou l’autobiographie est également une forme d’auto-introspection qui débouche dans ce cas-ci en particulier non seulement sur l’affirmation mais également sur le commentaire philosophique. Le fait quotidien, l’événement, banal ou grandiose, les petites histoires ordinaires ne signifient rien en eux-mêmes; ils prennent tout leur sens dans le contexte d’une démarche créatrice. Ici, à plus d’une reprise, l’élan créateur se voit bloqué dans l’expression problématique du désir. La narratrice raconte un vécu qui semble ne servir qu’à faire image. Néanmoins, c’est l’énonciation même, comme le reconnaît le lecteur, qui transforme le livre et l’auteure en paroles, en valeurs littéraires. Dire “je” dans ce cadre revient à dire “je suis”, “j’existe”, et je suis capable de le dire, de l’écrire. En réalité, c’est à ce moment-là que Renaud se glisse parmi les membres du groupe du Refus global. Gilles Lapointe parle d’entrée en peinture par le biais de l’autoportrait, au moyen duquel l’artiste se consacre (1996, p. 78). Consécration ambiguë comparable à celle de l’écrivaine retraçant la courbe autobiographique de tous ses faux pas. L’autoportrait, tout comme le masque et les traces de pas dans la neige, inscrit une certaine distance dont le langage s’accapare. Inutile alors de recenser et de cataloguer l’ensemble des faits divers qui, la plupart du temps, se situent dans la caricature et le cliché. Il suffit de voir dans le texte un processus, une manifestation, un souffle.

Au départ, la “mémoire déchirée” du titre laisse entrevoir des trous dans le récit et, sans réduire totalement l’importance du moment ou de l’événement racontés, introduit des espaces et des coupures, des non-dits qui en disent plus long que ce qu’on veut bien y lire. Ces vides révèlent le tropplein d’amertume contenu entre les mots. Lire Une mémoire déchirée nous informe essentiellement sur l’importance de se souvenir et d’en parler et encore plus sur la projection du passé dans le futur.

C’est une des principales fonctions de l’autobiographique chez Renaud. Or, cette dernière a intégré dans la troisième partie de l’œuvre une conversation entre les membres du groupe automatiste. Contre sa volonté initiale, ce sera finalement à la demande expresse de l’éditeur qu’elle accepte de faire allusion au Refus global, mais elle le fera sous forme d’allégorie. Au fond, il semble bien que l’autobiographie ne soit pas vraiment un discours réaliste. Renaud joue dans ses écrits sur la construction de l’image et non pas sur la reproduction fidèle, et impossible, du même et d’une figure conçue à l’avance. Curieusement, comme si elle aboutissait dans un cul-de-sac (sa propre entrevue qui précède le court dialogue de Thérèse et Fernand en témoigne), à la fin du récit, Renaud fait passer la voix du côté de Fernand Leduc. Cette chute dans la vie de l’autre fait problème puisqu’elle ne règle pas celui de l’auteure car, en dernière instance, c’est lui qui dira ce qu’est l’art, c’est lui qui évoque la jouissance artistique. En dernier lieu, pour reprendre à nouveau les mots de Ray Ellenwood:

Thérèse Renaud’s writings add a completely new dimension to any superficial chronology of her life and, in fact, Une mémoire déchiréemight be seen as a counter-weight, if not an antidote, to the kind of history represented by the very word you are reading.

Renaud a recours au registre autobiographique dans deux autres ouvrages: Le Choc d’un murmure9 et Un passé recomposé. En 1988, elle publie Le Choc d’un murmure [9] dans lequel elle cherche à comprendre la relation mère-fille, l’amour et les séparations occasionnelles vécues par l’enfant comme des abandons. De la mère à la fille, le temps ramène les mêmes réalités. Ici encore, quelques épisodes décrivant la maternité comme un choc, la souffrance et la culpabilité d’une mère, l’indifférence et l’insolence d’une fille. De quoi est fait l’amour maternel? s’interroge celle qui écrit ce drame. [10] Parallèlement, une prise de conscience essentielle, le retour à la mère première. Et puis un jour, la tendresse:

Malgré certains malentendus, notre relation était restée bien réelle et vivante; […] tout un enveloppement sensuel et sensoriel qui fait cette volupté exquise entre mère et fille […] une communication tendre, exprimée par le toucher de nos corps. (Le Choc d’un murmure)

Plus tard, plaisir d’écrire dans la chambre de la fille. Trente années d’amour maternel pour faire d’une fille une femme des générations nouvelles. C’est au moyen de l’écriture que l’auteure/la femme cherche à se réconcilier avec la mère précisément à travers ce qu’elle appelle une “Chronique de notre famille maternelle, depuis son arrivée au Canada” pour qu’un héritage lui saute aux yeux et lui redonne une identité toute fraîche, celle d’une artiste. Renaud se limite encore une fois à dessiner un tableau qui sert de prétexte à une suite de considérations sur le féminin et de comparaisons sur l’éducation des filles, l’adolescence, la sexualité d’une génération à l’autre.

Ce qui a retenu notre attention dans ce «roman» qui n’en est pas un, si l’on songe à une narration en prose basée sur une intrigue imaginaire,  c’est justement que le texte met en scène une prise de parole qui a très peu à voir avec ce qui s’est ou ne s’est pas passé. Ici, le personnage est l’auteure et son histoire personnelle domine le déroulement des événements racontés. Se pourrait-il que toutes les mères se ressemblent et que toutes les filles vivent les vagues maternelles avec la même frénésie? Se pourrait-il néanmoins que Renaud parle si peu d’elle-même que le moi se perde dans l’élan collectif? Se pourrait-il qu’il ne soit question que de couches sémiotiques entre mère et fille? L’échange réside dans le cœur des mots, entre les lignes. Seule la lecture peut rétablir l’équilibre entre le vrai et le faux, le figuratif et l’abstrait, et entre les différents niveaux d’écriture pour faire écho à la petite phrase d’André Brochu: le “livre doit être lu pour la voix qui vit, et qui dit “vrai”.

Dans Un passé recomposé. Deux automatistes à Paris, Renaud préfère le terme de “témoignages” à celui d’autobiographie pour évoquer l’exil de 1946 à 1953. [11] Textemiroir selon l’expression de John Porter qui ajoute:

Cet ouvrage se veut avant tout le récit de l’aventure de Thérèse Renaud et de Fernand Leduc à Paris, deux êtres passionnés et passionnants, deux personnalités fortes qui se cherchent, qui explorent, qui s’étonnent, qui rencontrent… […] C’est un livre d’horizons changeants, d’espaces à découvrir, de vie à apprivoiser. C’est une démarche à rebours, au gré de souvenirs qui réactualisent le passé avec ses rêves, ses conquêtes et ses regrets.

On trouvera aussi dans ce “passé recomposé”, refait à la mesure du temps, des reprises et des retours sur la vie quotidienne, une série de réminiscences à fleur de peau, enfin l’acharnement de deux êtres curieux, inquiets, à la fois heureux et angoissés mais assoiffés de culture, désireux de vivre et de survivre. On retrouvera la protagoniste trop souvent réduite au quotidien; elle tente de résorber sa frustration dans son amour du théâtre et sa passion des livres. On reçoit des amis (les Riopelle), on rencontre des écrivains (André Breton), on visite des galeries, on prépare des expositions. La vie parisienne est excitante sur tous les plans sauf que, pendant que Thérèse s’occupe de la vie domestique, Fernand peint, réfléchit, théorise, écrit des lettres sans arrêt.

La lettre s’avère le grand témoin dans ce livre. Renaud cède la parole une fois pour toutes, semble-t-il. Écrire devient le modus vivendi de Fernand Leduc et la transcription fidèle de ces échanges épistolaires, sinon complète, réalisée par son épouse dans cette collection qui date à peine de 2004, confère ironiquement à cette dernière un statut de secrétaire. Les lettres intégrées dans le volume se divisent de la façon suivante: 34 missives de Leduc à Borduas (dont cinq sont signées artificiellement ou pour la forme “Thérèse et Fernand” et une autre “Thérèse, Fernand, Isabelle”); 6 réponses de Borduas à Leduc (on ne sait si Borduas ne répondait pas souvent ou si Thérèse n’a pas eu accès à un plus grand nombre de lettres); 10 envois éparpillés sans continuité; un dernier groupe composé de 12 lettres de Leduc au philosophe Abellio (dont une signée Fernand et Thérèse); 4 de Thérèse au même destinataire; 8 d’Abellio à Leduc, deux autres adressées au couple.

La correspondance (presque à sens unique) entre Leduc et Borduas prend toute la place. D’une part, on prépare le manifeste, de l’autre, sa publication aura l’effet d’une bombe. Leduc se présente un peu comme un émissaire capable d’initier les membres du groupe automatiste à la culture trans continentale. De plus, les discussions sur le surréalisme et l’automatisme, l’art abstrait, la couleur, et les théories esthétiques, occupent le dialogue ou le monologue en question. Lorsqu’Abellio surgit dans le panorama, une complicité d’un autre ordre s’installe entre les deux hommes. Les discussions débordent du côté philosophique, et des conversations intellectuelles sur l’humanité et le travail artistique s’engagent assez régulièrement. Vincent Kaufmann s’attarde sur la formule épistolaire et en souligne l’effet de distanciation:

On écrit en l’absence de l’autre, pour s’en rapprocher. Mais, en fait, les choses ne se passent que rarement de cette façon. […] La lettre est un principe d’éloignement bien plus que de rapprochement. Elle est productrice d’une distance: d’une distance qui, à vrai dire, n’existerait pas s’il n’y avait pas la lettre pour l’affirmer. […] Que ce soit dans l’espace ou dans le temps, la lettre affirme, pose et produit une distance dont l’enjeu est intersubjectif. Elle éloigne l’autre en l’obligeant à prendre acte de la distance, à en accuser réception. Elle est une rupture maintenue, infiniment répétable. Là où elle devait nouer ou renouer une alliance, elle sépare toujours plus.

C’est l’enjeu de Renaud qui souhaite réduire la distance et qui ne veut surtout pas d’une rupture qui abolirait la mémoire de ce “passé recomposé”. Ces lettres ont pourtant peu à voir avec elle et ne renforcent qu’une forme d’éloignement. La distance qui s’établit dans le texte au moment où “je” devient l’autre et où l’autre ne parle qu’en son nom propre élimine jusqu’à un certain point la possibilité que l’autobiographie, ou dans ce cas-ci le témoignage, ouvre une piste efficace sur la conquête du moi. Là où l’esprit de la lettre exclut celle qui en fait la mise en pages, il ne reste plus qu’à en faire un livre qui condense deux passés bien différents présentés sous un même jour.

 

LA TRAVERSÉE DU LANGAGE

C’est ailleurs (Plaisirs immobiles, 1981; Subterfuge et sortilège, 1988; Jardins d’éclats, 1990), là où les titres semblent s’éloigner de l’autobiographique, qu’on sent le conte, le poème ou le récit permettre un glissement de la langue. Le sujet s’y intègre naturellement, dirait-on. L’auteure s’amuse avec les mots et les images. Au milieu d’une abondante gente féline, elle refuse de donner sa langue au chat. Elle fabule et ne fait plus semblant de raconter sa vie par l’entremise du regard de l’autre. Jeter un coup d’œil sur la feuille, c’est alors déjà se faire une idée de ce qu’on a à (se) dire. Le retour en arrière prend tout son sens pourvu qu’on y loge à la bonne adresse.

Plaisirs immobiles est accompagné de quatre dessins de Raymonde Godin qui se situent nettement en dehors de la représentation ou de la figuration en ce qu’ils couvrent deux pages de taches noires sur fond blanc qui pourraient être faites autant à la plume qu’au pinceau. Les dessins sont similaires et constituent un mouvement, un ensemble de lignes abstraites qui tendent à créer ici et là sur la feuille un nœud plus marqué, une épaisseur, un éboulis, qui accentuent les espaces verticaux entre des échafaudages de plans (comme des lettres) noirs. Ces dessins, en apparence complètement détachés du texte de Renaud, créent tout de même un effet de sens lié aux motifs de celui-ci. Ainsi, on retrouve dans ce recueil cinq récits, une dizaine de poèmes et quelques petites proses que l’auteure nomme “poésies du tendre amour”. Le penchant autobiographique qui caractérise les livres antérieurs de Renaud qu’on pourrait croire moins transparent dans ces lignes n’en réapparaît pas moins sous la plume de l’écrivaine.

Dans un premier temps, ces récits mettent  en scène un désir de faire littérature, à la fois contenu dans le mouvement saccadé de l’écriture, la fuite dans le langage, la création comme geste d’affirmation de soi, le retour aux origines, enfin la thématique de la défaite, de la rupture et de la solitude, auxquels les dessins choisis renvoient bien que ce soit sans intention de référence, comme l’auteure le précise au sujet de ses récits. Le premier texte intitulé “Écriture” marque le ton de la collection; il appartient précisément à la séduction du langage et au geste d’une main cherchant à “poursuivre, rejoindre ce moment où le langage devient écriture”. Ainsi, pour écrire, il convient d’”Être distant, mais à l’intérieur comme le peintre qui regarde le tableau se fabriquer”, d’”Être cette source qui cherche la face du récit”, d’”Écrire au gré des divers mondes qui demandent vie…” afin de s’inventer des mots, une histoire sans queue ni tête, une écriture qui “se fabrique dans le jaillissement du langage. Pulsation de mots qui s’alignent, se reconnaissent” car “ce langage sera le regard de ce qu’elle est”. Renaud pense donc son écriture en termes de regard et de plasticité, d’un langage “dénué de sens lorsqu’il ne puise qu’en lui-même, énigmatique dans sa complexité, irrévérencieux à reconnaître l’outrage porté contre lui”, mais dans lequel le «moi» demeure profondément inscrit.

Écrire sur la création, contempler, s’amuser du mélange des lettres. L’absence ou le revirement du sens, c’est bien sûr la défaire, l’origine, la continuité, le “qui suis-je?” transformé en “je suis”, enfin des histoires de rien, une béance remplie de signes. “Histoire de métempsychose ou aimez-vous les chats?” place le passage du chat au cœur des hiéroglyphes, ou dessins, dont le sens échappe à l’observateur. Les courts récits qui suivent, sortes de vignettes ou d’ébauches, évoquent le trouble, la faille, la fêlure, la langue, la voix, le son, concentrés dans le motif de l’errance exploré dans le dernier récit caractérisé par le questionnement qui nie toute linéarité, l’ordre du discours en quelque sorte. Le dialogue amorcé se transforme à nouveau en lettre, une lettre qui sert à “Copier sa vie sur cette sculpture changeante que sont nos corps”, un “mouvement qui se compose, se décompose”, le vacarme et le silence des mots.

Dans Subterfuges et sortilèges, Thérèse Renaud reprend ses histoires de chats et de couples. Dans la dernière partie toutefois, “Histoire de chez-nous”, l’auteure revient sur le sujet de la descendance; elle situe son récit au milieu du XIXe siècle et raconte à travers la relation mère-fille la situation des femmes à l’époque. Elle brosse un tableau utopique du vécu de ces femmes de l’époque prises dans le rêve et l’étouffement. Parallèlement, se dessine dans la société d’alors un mouvement de libération vite étouffé par le clergé. Le réalisme et l’aspect folklorique du récit (renforcé par le mot “chez-nous”) de même que la reconnaissance de la mère font écho, en sens inverse, au Choc du murmure bien que Renaud y ait développé essentiellement le rapport avec sa fille. [12] Il est évident que l’auteure sent le besoin de faire un retour sur le passé pour définir le lieu d’où elle parle, d’où la fragmentation et l’éclatement des genres et des styles.

Quant aux Jardins d’éclats, l’écrivaine y chante sur le mode lyrique, et parfois avec une touche de romantisme, dans une trentaine de poèmes, le pays, la liberté, l’art, l’amour, le corps, le père, l’héritage, l’ailleurs. Ici encore, elle revient sur les pionnières d’antan, ces femmes qui ont fécondé la terre et façonné le pays, femmes seules, déshérités, illuminées, courageuses: “Ici, les femmes, connaissent leur histoire / Vigilantes, énergiques / Leur conquête / ne saurait être vaine”. Encore une fois, le poème interroge le flottement du langage qui seul permet de fusionner l’art et le texte: “Existe-til ce lieu de rencontre / où l’écart devient langage, association, / vivante métamorphose?”. Ce lieu réside, il n’y pas de doute à lire Thérèse Renaud, dans le musée:

RÉCAPITULONS… et / ces vases de Chine / ces statues étrusques / ces angelots… et l’incongruité de / cette vénus au pubis / si lisse… / Que même y toucher / est indispensable! / Et ce tableau, chef-d’œuvre innommable / paraphrasant les nuits au sommeil léger.

Les points de suspension suggèrent qu’il y a toujours plus à voir que ce que l’on voit de la même manière que le mot sousentend plus que ce qu’il dit.

Lire Thérèse Renaud permet de découvrir une femme audacieuse et tenace et, à travers elle, un Québec fort éloigné de nous, mystifié par l’oubli, l’ignorance et la crainte. La “grande noirceur” a longtemps marqué l’imaginaire des enfants de la Révolution tranquille et Thérèse Renaud replonge ses lecteurs et lectrices dans l’histoire d’un avant qui parfois existe encore. Les écluses se sont fermées et seule la littérature parvient à les ouvrir. En ce temps-là, au temps du Refus global, il y avait des femmes qui ont su regarder autour d’elles et danser, chanter, dessiner, peindre, écrire, parmi des hommes, qui, eux, agissaient depuis longtemps. Le savoir se déclinait au féminin selon certaines et l’heure de la révolte et de la transformation radicale d’une société répressive passait par l’art et par la parole de ces femmes. L’écriture de Thérèse Renaud est une écriture qui se cherche, tout comme la femme qui commence à écrire, et qui annonce une modernité encore timide mais combien ambitieuse. Écrire, c’est imaginer de nouvelles identités que l’exil intérieur et extérieur ne se fatigue jamais d’inventer. “Écrire, c’est embêtant, amer et décevant. / Les mots sitôt saisis / se dérobent et s’envolent” (Plaisirs immobiles, p. 114). Thérèse Renaud nous en donne de multiples exemples dans ses écrits. Il faut les lire pour constater que l’héritage auquel nous appartenons n’a pas de frontières. De l’intime à la vie publique, du Québec à la France, nous sommes tous un et multiple. La démarche de Thérèse Renaud sous-entend un apprentissage constant de la parole. Son cheminement passe par la reconnaissance de soi et du rôle qu’on lui attribuait à tort ou à raison. Si, comme beaucoup de femmes, elle a cru bon de parler d’elle-même afin de saisir le monde qui l’entourait et les frontières flottantes de l’art et la littérature, c’est en fin de compte pour se distancer de ce moi afin de mieux le retrouver dans son écriture, essentiellement de nature intimiste.


NOTAS

  1. Voir le Collectif Clio (1982) et Micheline Dumont et Louise Toupin (2003). Sur la position des femmes dans le littéraire à cette époque dans le contexte catholique, le chapitre “Les femmes et le fait littéraire (1900-1959)” de l’ouvrage d’Isabelle Boisclair (2004), Ouvrir la voie/x, est très éclairant.
  2. Au sujet de Borduas, de l’évolution du mouvement et de sa portée esthétique, voir André Beaudet (1981).
  3. L’édition n’étant pas paginée, j’ai compté et numéroté les pages moi-même pour que le lecteur puisse repérer la citation. Le recueil ne contient que 26 pages au total.
  4. Fernand Leduc (1916-) est une des figures dominantes de la scène artistique québécoise contemporaine. Signataire du Refus global, membre de la Société contemporaine des Arts, président de l’Association des artistes non figuratifs de Montréal en 1956, il s’est mérité de nombreux prix dont le prestigieux Paul-Émile Borduas en 1988.
  5. Les commentaires d’ordre biographique mentionnés ici, repris à plusieurs reprises par la critique, révèlent peu sur la personnalité de Thérèse Renaud. Il faut les considérer dans ce travail comme un renvoi à l’écriture autobiographique et à la quête du moi d’une écrivaine/artiste qui cherche à inscrire son existence dans la pensée, le langage et un certain ordre philosophique.
  6. Le dernier poème de Plaisirs immobiles commence sur ces mots: “Écrire, c’est embêtant, amer et décevant. / Les mots sitôt saisis / se dérobent et s’envolent”.
  7. Sur l’autobiographie au féminin, voir Sidonie Smith et Julia Watson (dir.) (1998) et Chloé Delaume (2010).
  8. Plaisirs immobiles fut composé entre 1966 et 1974 mais ne sera publié qu’en 1981. En outre, je ne sais si le manuscrit a été soumis à une maison d’édition et refusé auparavant.
  9. L’auteure s’y réfère en termes de roman, dénomination parfois reprise par la critique, surtout dans les comptes rendus, sans allusion spécifique au flottement des genres. En réalité, il s’agit d’une forme de narration racontée sur le mode autobiographique.
  10. L’ouvrage d’Adrienne Rich (1986), Of Woman Born. Motherhood as Experience and Institution, théorise la relation mère-fille narrée par Renaud. L’étude date mais n’en demeure pas moins pertinente. Pour comprendre cette même relation dans le contexte littéraire et culturel québécois, voir Lori SaintMartin (1999).
  11. Doris Sommer a repensé le concept de témoignages rédigés par les femmes. Voir son étude ““Not just a Personal Story”: Women’s Testimonios and the Plural Self” (1988).
  12. Un commentaire plus élaboré, de nature comparative, permettrait de lier héritage et présent dans le contexte autobiographique global de l’œuvre, ce que l’accès à des documents inédits (lettres de l’auteure ou autres) facilitera sans doute dans le futur.

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